2.2.2. Défense et apologétique par la botanique

Quand Rousseau, à une certaine époque, se sentira persècuté et qu'il éprouvera le besoin de se justifier des accusations qu'il croit qu'on porte contre lui, il se servira de la botanique pour argumenter en sa faveur. Quelqu'un qui s'adonne à l'observation innocente des fleurs ne peut pas être un méchant homme, affirmera-t-il. Il semblerait, et cela ne provient pas seulement de l'imagination délirante de Rousseau, qu'on l'ait accusé de se livrer à la botanique pour extraire du poison des plantes:

Il est vrai qu'au sujet de son goût pour la recherche des plantes, il a été taxé d'y chercher du poison [...]. (A)

Rousseau expose lui-même cette accusation dans ses Dialogues:

ROUSSEAU.

[...] s'il cueille une rose, on cherche quel poison la rose contient. Trouvez à un homme ainsi vu quelque propos qui ne soit pas un crime, je vous en défie. (OCI p.909)

Rousseau se servira principalement de deux arguments pour sa défense. D'abord, qu'il n'a pas la même approche de la botanique que les apothicaires, qui étaient, jusqu'au XVIIIème siècle, les seuls à vraiment s'intéresser aux plantes. Les apothicaires cherchaient dans les végétaux des vertus médicinales, et on sait que les poisons à petites doses font parfois d'excellents médicaments. Sa façon à lui de voir la botanique est celle d'un amateur passionné de science naturelle. Ensuite, Rousseau fait valoir en sa faveur que quelqu'un qui cueille des fleurs pour en faire de jolis herbiers ne peut pas être un méchant homme.

Dans cet échange entre Rousseau et son interlocuteur, il faut remarquer combien ce dernier insiste pour rapprocher la botanique de la chimie, les deux sciences de base d'un apothicaire. La petite cuisine se transforme en laboratoire d'alchimiste et les morceaux de vaisselle deviennent outils d'extraction et de purification:

LE FRANCOIS.

[...] Il sait, à force d'opérations, de manipulations, concentrer tellement les poisons des plantes qu'ils agissent plus fortement que ceux-mêmes des minéraux. Il les escamote, et vous les fait avaler sans qu'on s'en apperçoive, il les fait même agir de loin comme la poudre de sympathie, et comme le basilic il sait empoisonner les gens en les regardant. Il a suivi jadis un cours de chymie, rien n'est plus certain. Or vous comprenez bien ce que c'est, ce que ce peut être, qu'un homme qui n'est ni Medecin ni Apothicaire et qui néanmoins suit des cours de chymie et cultive la botanique! Vous dites, cependant n'avoir vu chez lui nuls vestiges de préparations chymiques. Quoi! point d'alambics, de fourneaux, de chapiteaux, de cornues? Rien qui ait rapport à un laboratoire?

ROUSSEAU.

Pardonnez-moi, vraiment! J'ai vu dans sa petite cuisine un réchaud, des caffetiéres de fer blanc, des plats, des pots, des ecuelles de terre.

LE FRANCOIS.

Des plats, des pots, des ecuelles! Eh mais vraiment! voilà l'affaire. Il n'en faut pas davantage pour empoisonner tout le genre humain. (OCI p.834)

ROUSSEAU.

[...] O la savante, la methodique marche que d'apprendre la botanique pour se faire empoisonneur! C'est comme si l'on apprenoit la Géometrie pour se faire assassin. (OCI p.835)

L'argumentation ici consiste à affirmer que les apothicaires font effectivement l'étude des plantes pour en extraire des drogues. Comme il ne pratique pas la botanique selon la même approche que les apothicaires, il est impensable de croire qu'il cherche à tirer des substances des plantes pour composer des poisons.

Enfin, c'est de la bouche du français lui-même que jaillira l'argument massue de Rousseau pour sa défense:

LE FRANCOIS.

[...] L'empire de l'habitude et le gout du travail manuel sont par exemple à mes yeux des choses inaliables avec les noires et fougeuses passions des méchans, et je réponds que jamais un déterminé scélérat ne fera de jolis herbiers en miniature et n'écrira dans six ans huit mille pages de musique. (OCI p.875)

Il s'innocente de la même façon dans sa correspondance, invoquant ses tranquilles herborisations pour sa défense. A Malesherbes, il écrira de Môtiers, le 11 novembre 1764, que son nouveau passe-temps de botaniste atteste de son innocence, quel que soit le crime qu'on puisse lui reprocher.

[...] avec un Linaeus dans la poche et du foin dans la tête j'espère qu'on ne me pendra pas. (L3638)

Il s'adresse aussi à Duclos, le 2 décembre de la même année, à peu près dans les même termes:

Ne pouvant laisser ma tête vuide je la veux empailler, c'est de foin qu'il faut l'avoir pleine pour vivre libre et vrai, sans crainte d'être décrété. (L3691)

Cette innocence que Rousseau cherche à puiser dans la nature, elle trouve implicitement sa caution dans le mythe du bon sauvage. L'homme qui vit avec la nature ne peut pas être perverti par la société, et il découle de ce raisonnement que ceux qui s'occupent des choses de la nature ne peuvent pas être de méchants hommes:

Auprès des végétaux, qui attestent la pureté de la nature, Jean-Jacques se purifie lui-même: tout se passe comme si l'innocence végétale avait le pouvoir magique d'innocenter le contemplateur. (B)

Ce propos de J. Starobinski vient conclure avec bonheur ce chapitre où l'on s'est efforcé de mettre en lumière la profonde nécessité affective à laquelle répond la botanique. Il reste à en examiner l'aspect le plus important pour l'écriture de Rousseau, celui de catalyseur du souvenir.

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NOTES

(A) Témoignage de Saint-Germain, tiré de la Correspondance complète de Rousseau, établie et annotée par Leigh, tome 36, document A580.

(B) Starobinski, Jean, la Transparence et l'obstacle, Paris, 1978, p.197