2.3.1. Le processus de remémoration

Un peu comme ce sera le cas plus tard chez Proust, les souvenirs de Rousseau surgissent par la vue d'objets auxquels ils sont étroitement associés.

L'on sait que Rousseau est l'un des premiers et l'un des plus puissants poètes du souvenir. Dans la "NH" et dans les "Rêveries", il a su, comme personne avant lui, en explorer les paradoxes et les énigmes, les consolations comme les amertumes. (A)

L'exemple le plus éloquent, et sans doute le plus souvent cité, est celui de la pervenche:

Je donnerai de ces souvenirs un seul éxemple qui pourra faire juger de leur force et de leur vérité. Le prémier jour que nous allames coucher aux Charmettes, Maman étoit en chaise à porteurs, et je la suivois à pied. Le chemin monte, elle étoit assez pesante et craignant de trop fatiguer ses porteurs, elle voulut descendre à peu prè à moitié chemin pour faire le reste à pied. En marchant elle vit quelque chose de bleu dans la haye et me dit: voila de la pervenche encore en fleur. Je n'avois jamais vû de la pervenche, je ne m'abassai pas pour l'examiner, et j'ai la vue trop courte pour distinguer à terre les plantes de ma hauteur. Je jettai seulement en passant un coup d'oeil sur celle-là, et près de trente ans se sont passés sans que j'aye revû de la pervenche, ou que j'y aye fait attention. En 1764 étant à Cressier avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une petite montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu'il appelle avec raison Belle-vue. Je commençois alors d'herboriser un peu. En montant et regardant parmi les buissons je pousse un cri de joye: ah voila de la pervenche; et c'en étoit en effet. Du Peyrou s'apperçut du transport, mais il en ignoroit la cause; il l'apprendra, je l'espére lorsqu'un jour il lira ceci. Le lecteur peut juger par l'impression d'un si petit objet de celle que m'ont faits tous ceux qui se rapportent à la même époque. (OCI p.226)

Rousseau, au moment où il écrit ses Confessions, est donc pleinement conscient du fonctionnement de sa mémoire affective; il lui faut un déclencheur. Quand il commence à herboriser, il y trouve beaucoup de plaisir. Peut-être ce plaisir est-il rattaché à ces doux moments qu'il a passés avec madame de Warens, ou avec d'autres femmes, mais nous reviendrons plus loin sur cette question. Afin de capter ce plaisir, de se l'approprier et de le mettre à sa disposition, il va confectionner des herbiers. Pouvant ainsi rattacher les joies de la botanique à un objet, quand il ne lui sera plus possible d'herboriser, il lui restera toujours l'objet, qui lui rappellera les plaisirs éprouvés.

La fleur desséchée est le `signe accidentel' qui réveille le paysage, la journée, la lumière, la bienheureuse solitude de la promenade où elle fut cueillie. Elle est le signe qui permet au bonheur révolu de redevenir un sentiment immédiat.(B)

On se souvient aussi, dans le chapitre sur le vocabulaire des fleurs, comment les noms de plantes pouvaient se prêter au greffage de connotations et de souvenirs affectifs. Rousseau emploie pour la rêverie un langage particulier où la plante et son nom ne font parfois qu'un. Ainsi, en substituant au signifiant le signifié lui-même, c'est à dire la fleur, il en fait un nouveau signifiant avec lequel il compose une histoire de ses bonheurs qui ne sera déchiffrable que par lui.

Rousseau's herbariums thus were primitive and highly personalised anthologies in which each flower (or `image champêtre') could, in theory, capture the essence of a particuliar experience or mood. It was sufficient for the poet/botanist to open his herbarium for the experience to rush back to him, transcending temporal and spacial boundaries, giving him the exquisite illusion of attaining eternity. (C)

C'est dans cette perspective qu'il faut apprécier la valeur que Rousseau donne à l'herbier dans la septième promenade. Album-souvenir primitif, ce n'est pas tant ce que l'objet lui-même est qui importe, c'est ce qu'il est devenu, un support du souvenir, peut-être encore plus puissant qu'un ruban magnétique moderne, incapable encore d'enregistrer des émotions à l'état pur.

[...] mais maintenant que je ne peux plus courir ces heureuses contrées je n'ai qu'à ouvrir mon herbier et bientot il m'y transporte. Les fragmens des plantes que j'y ai cueillies suffisent pour me rappeller tout ce magnifique spectacle. Cet herbier est pour moi un journal d'herborisation qui me les fait recommencer avec un nouveau charme et produit l'effet d'une optique qui les peindroit derechef à mes yeux. (OCI p.1073)

Tout de suite après, Rousseau décrit de façon détaillée le processus de remémoration qui l'a amené à faire des herbiers.

C'est la chaine des idées accessoires qui m'atache à la botanique. Elle rassemble et rappelle à mon imagination toutes les idées qui la flatent davantage. Les près, les eaux, les bois, la solitude, la paix surtout et le repos qu'on trouve au milieu de tout cela sont retracés par elle incessamment à ma mémoire. Elle me fait oublier les persecutions des hommes, leur haine, leur mépris, leurs outrages et tous les maux dont ils ont payé mon tendre et sincére attachement pour eux. Elle me transporte dans des habitations paisibles au milieu de gens simples et bons, tels que ceux avec qui j'ai vécu jadis. Elle me rappelle et mon jeune age et mes innocens plaisirs, elle me fait jouir derechef, et me rend heureux bien souvent encore au milieu du plus triste sort qu'ait subi jamais un mortel. (OCI p.1073)

C'est aussi le poids des ans qui favorise cette activité botanique. Sentant ses jambes moins agiles et son souffle plus court, Rousseau s'empresse de collectionner des souvenirs. La vieillesse, malheureusement, cause parfois aussi des stérilités de l'esprit:

Au moment où Jean-Jacques vieillissant voit tarir son imagination et ne retrouve plus ses anciennes visions, il lui faut quelque chose pour en compenser l'absence: des souvenirs, ou des activités à demi machinales.(D)

Cela va même jusqu'à amener Rousseau à se remémorer des moments où il s'était souvenu d'autres moments heureux:

Rousseau, à un moment donné, a cessé d'imaginer pour se souvenir; il reconnaît qu'il y a moins de création que de réminiscence dans ses rêveries. Ne pouvant plus inventer l'avenir, il évoque son passé; son livre se composera donc surtout de rêveries au second degré -rêveries à propos de promenades au cours desquelles Rousseau rêvait sur son passé. (E)

Nous avons aussi la chance de posséder un témoignage contemporain de ce phénomène de remémoration par les objets donné par Luc-Antoine Donin de Champagneux. Ce dernier a accompagné Rousseau dans quelques-unes de ses randonnées botaniques au cours de l'année 1768:

Je me rappelle que dans une de nos courses d'herborisation ayant aperçu une plante qu'il n'avait pas vue depuis très longtemps, il se met à genoux, la cueille, la porte à sa bouche, lui donne des baisers, et lui fait les mêmes caresses qu'aurait pu exciter une maîtresse qu'il n'avait pas vue depuis le même temps. Mais ses empressements furent de courte durée. Le champ que nous parcourions était jonché des mêmes fleurs, et ses pieds foulèrent bientôt et sans attention la plante pour laquelle je venais de le voir à genoux. (F)

Ce témoignage est peut-être véridique et sincère, mais il semble quand mème un peu exagéré en ce qui regarde les transports de Rousseau. Cependant, l'interprétation donnée par Donin de Champagneux est intéressante, car la fleur est peut-être effectivement rattachée, dans les souvenirs de Rousseau, à une ancienne maîtresse. Il est dommage qu'il ne nous ait pas transmis le nom de la fleur, il aurait peut-être été possible, à la lumière des Confessions et de la correspondance, de proposer des hypothèses sur l'objet des pensées de Rousseau à cet instant. Le désintéressement qui suit, peu après, semble dans l'ordre des choses; Rousseau s'est mis à penser à autre chose, peut-être à la vue d'une autre fleur. Selon toute vraisemblance, il devait déjà posséder cette espèce dans son herbier; sinon, il l'aurait probablement conservée.

L'un des premiers rôles qu'a joué la botanique, du moins à partir de 1762, était de rappeler un passé heureux, un âge d'or perdu. De plus, comme le projet des Confessions et l'intérêt pour la botanique sont apparus à peu près au même moment, il ne serait sans doute pas inintéressant de les mettre en parallèle et d'en faire ressortir les liens. La genèse des Confessions commence, semble-t-il, avec les quatre lettres à Malesherbes écrites au début de l'année 1762. C'est là une période où Rousseau commence à ressasser ses souvenirs et à amasser des documents. On sait combien l'image de madame de Warens est fortement associée aux Charmettes et empreinte de botanique (G). De ces trois souvenirs, les plus doux de sa vie, seule la botanique lui est encore matériellement accessible. Cet engouement soudain pour la botanique ne serait donc pas tout à fait fortuit, d'autant plus que s'est déjà manifesté, dans les écrits de Rousseau, le thème des paradis perdus dont on parlera plus longuement dans la partie suivante. La meilleure façon de ramener de l'inconscient un paradis perdu essentiellement végétal, n'est-ce pas de se livrer à l'étude de la botanique? Lorsqu'il redécouvre l'étude des plantes, en Suisse, cela a dû lui sembler une occupation attrayante puisqu'elle lui permettait non seulement de "parcourir le pays" mais encore de penser à "Maman".

Le monde végétal a joué un rôle d'importance toute particulière dans les occupations vers la fin de sa vie. Il semble que ses préoccupations autobiographiques et botaniques aient alterné à cette époque. A les bien analyser, elles démontrent la double manifestation de l'"instinct littéraire" contre lequel Rousseau a tant lutté. Ce ne sont en effet que deux aspects du souci de saisir dans l'instant ce qui peut se sauver, et de le transposer en oeuvre didactique. Collectionner les plantes, c'est comme colectionner les souvenirs (il s'agit dans les deux cas de collection, d'anthologie), surtout si tous deux mènent au livre. Le livre - voilà le motif, le moteur des promenades du solitaire. Tout au monde n'existe-t-il pas pour en faire un livre? (H)

A ce moment, Rousseau encode ses sensations pour un lecteur privilégié qui ne peut être que lui-même. Les herbiers étant alors des pages pleines de souvenirs, et de bons souvenirs, rien d'étonnant à ce qu'il y investisse tant d'efforts.

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NOTES

(A) Leigh, Ralph, Correspondance complète de Rousseau, tome 10, 1969, L1650, note f.

(B) Starobinski, Jean, la Transparence et l'obstacle, Paris, 1971, p.197.

(C) Scott, David, "Rousseau and flowers" in Studies on Voltaire CLXXXII, 1979, p.77-78.

(D) Starobinski, Jean, la Transparence et l'obstacle, Paris, 1971, p.280.

(E) Terrasse, Jean, "Dieu, la nature, les fleurs" in Actes du colloque de Nice sur Rousseau et Voltaire, Genève; Slatkine, Paris; Champion, 1979, p.603.

(F) A581, Correspondance complète de Rousseau, tome 36. (Le texte original est un imprimé, Fochier I, 1860.

(G) Voir la première partie, où il est question de madame de Warens (I.1.A).

(H) Batlay, Jenny H, "L'herbier, journal des rêveries comme substitut d'une écriture autobiographique chez Rousseau" in Actes du colloque de Nice sur Rousseau et Voltaire, Genève; Slatkine, Paris; Champion, 1979, p.13-14.