(1968-1979) Splendeurs et misères des premiers fanzines

Fanzine est un néologisme formé des contractions des mots "fanatique" et "magazine". On l'applique surtout à ces petites publications artisanales produites par des amateurs maniaques de bandes dessinées. Reprenons le fil de notre histoire. Depuis 1965, alors que Hérauts a cessé de paraître, il ne se dessine pratiquement plus rien au Québec, de rénuméré j'entends, si l'on excepte l'odyssée solitaire d'Onésime. Puis 1968 s'affiche sur le calendrier. Il aurait été plus juste de faire le découpage en 1970, alors que paraissent les premiers fanzines et les premiers articles sur la BD québécoise, mais nous avons préféré 1968 à cause de la connotation étudiante que nous désirons exploiter. Mais commençons par dégager un peu les forces qui vont façonner le paysage de 1968. La télévision apparut au début des années 50. Ceux qui avaient 16, 18, 20 ans en 1968 ont donc grandi avec elle. La télévision offrait une ouverture directe sur le monde et elle s'est rapidement ancrée dans les moeurs. On vit l'événement en direct et cela c'est beaucoup plus poignant que la lecture des journaux ou les reportages à la radio. On ne voyait pas les gens se faire tuer pendant la dernière guerre (39-45), ils mouraient, c'est tout. Plus tard, alors que la guerre perdurait au Vietnam, alors oui, on voyait des gens mourir, ils avaient un visage, un nom, on aurait pu les connaître. L'Amérique s'embourbe en Indochine depuis 1961, et c'est en 1968 que l'effort de guerre est le plus soutenu, avec 530 000 hommes au Sud-Vietnam. Les forces étudiantes se mobilisent de plus en plus pour protester contre ce conflit où ils risquent d'être envoyés. En mai 1968, en France, la contestation étudiante bat son plein avec des fermetures d'universités à Paris. La jeunesse fait un réveil politique, une nouvelle génération réclame sa place dans la société. Pour en revenir au Québec, la "Révolution tranquille" a instauré beaucoup de réajustements sociaux depuis 1960. On tend au progrès et le changement lui-même devient une valeur. Le Québécois cherche son identité culturelle non plus en se distinguant des autres mais davantage en affirmant son propre potentiel (A). En 1967, c'est l'Expo '67 et son ouverture de la société québécoise à la planète, c'est l'allocution du général de Gaulle et l'ouverture du métro (B). Rappelons aussi que la génération de 1968 a grandi avec la BD, Hérauts s'étant introduit dans les écoles depuis 1944.

Cette époque, encore sous le charme des changements de la Révolution tranquille, se caractérise donc par un intense bouillonnement dans le monde étudiant. On rigole, on s'amuse, parce qu'enfin on découvre, à ce moment, qu'il y a mieux à faire qu'étudier dans la vie. On porte les cheveux longs, la barbe et les vêtements amples, on organise de nombreuses manifestations, pour tout et pour rien, on lance mille projets parmi lesquels on retrouve ceux qui nous intéressent: les fanzines. De plus, ceux qui veulent publier n'importe quoi ont maintenant des facilités d'accès aux moyens de productions modernes comme la photocopie et l'impression. Au même moment, on découvre de nouvelles séries franco-belges, dont la revue Pilote qui expérimentait avec de nouvelles formes de BD. Aussi, les comics underground (C) des États-Unis commençaient à faire leur chemin au Québec. La BD rimait alors avec populaire, marginal, contestation. Elle devenait un moyen privilégié pour la jeunesse de cette époque de s'exprimer. Voilà donc la riche terre dans laquelle germera le renouveau (D) de la bande dessinée au Québec.

Un premier groupe de jeunes se forme en 1968. Il s'agit de Chiendent. Leurs oeuvres, reproduites en nombre limité, ont circulé en circuit fermé. Certains d'entre eux ont toutefois pu réussir à percer. Marc- Antoine Nadeau et Claude Haeffeley ont produit Monsieur H pour MacLean. André Montpetit, leur copain, a quant à lui vu plusieurs fois ses réalisations publiées dans Perspectives (E).

Marde in Kebek, fondé par Fernand Choquette et André Boisvert de l'école secondaire de la Reine des Bois-Francs, parut à Sherbrooke de 1970 à 1972. Il s'agit là d'un exemple typique de fanzine d'étudiant, géré au petit bonheur, publiant irrégulièrement, ayant un faible tirage et présentant un travail de qualité parfois douteuse. Heureusement pour les auteurs, les étudiants sont très réceptifs à ce genre de publication. À la fin, l'équipe de Marde in Kebek fusionnera avec celle de l'Hydrocéphale illustré dont on reparlera.

En 1972, avec la revue BD, nous avons affaire à une entreprise subventionnée et mieux gérée. Basée à Sainte-Thérèse, il aura fallu un peu plus de temps et de numéros avant qu'elle ne tombe aussi. On pouvait se la procurer pour 50 cents.

On peut nommer encore quelques fanzines ayant connu des fortunes diverses mais qui ont certainement vécu des démêlés semblables à ceux des revues que l'on vient de présenter. Voici donc, pour la postérité: Kebek Komik, Tomahac, Sigma, L'Écran, Kébec Poudigne et des tas d'autres dont la mémoire est perdue à jamais. En effet, souvent ces fanzines à très faible tirage ne déposent pas d'exemplaire à la Bibliothèque Nationale. Seuls quelques élus ont pu entendre parler de tels fanzines, s'en procurer une copie, la jetter puis l'oublier. Malgré leur aspect amateur et brouillon, ces entreprises auront permis à quelques-uns de se faire connaître et, surtout, elles auront favorisé les contacts entre les gens partageant la même passion maniaque pour la bande dessinée (F).

Toujours dans les années '70, pendant que nos étudiants impriment joyeusement leurs petits dessins, on assiste aux premières tentatives de publication d'albums, en particulier par Mondia éditeur. On illustre des histoires mettant la plus souvent en vedette des personnages québécois sympathiques aux enfants. Nous avons eu droit aux aventures de Patof, de Nestor (immortalisé par Claude Blanchard), de Bojoual, le huron québécois, espèce d'Obélix mal déguisé, ainsi qu'aux incroyables exploits du capitaine Bonhomme ("les sceptiques seront con-fon-dus dus-dus-dus") (G). Girerd, profitant du succès des Canadiens de Montréal, lançait On a volé la coupe Stanley. Il faut aussi mentionner l'ouvrage de Bergeron et Lavaill, L'Histoire du Québec en bande dessinée.

La bande dessinée s'infiltre partout. Face à ce raz-de-marée, quelques journaux se risquent à ouvrir leurs pages aux talents québécois. Le Soleil publie en strip quotidien, entre 1971 et 1975, l'Homme impossible et la Princesse verte de Pierre Thériault alors que Dupras donne une page par semaine à l'Indépendance puis à Québec-Presse. La Presse se relance encore en BD en 1973 avec les strips Microbes de Michel Tassé et Rodolphe de Jean Bernèche (H). Même le sérieux Devoir, en 1976, aura ses strips: les Atomisés de l'an 0 de Bello, Tom Puce et les siens de Palfroix et Ti-Toine de Bourgoin (I). Enfin, Le Jour, quotidien indépendantiste, détient le record du nombre de "cartoonists" employés en même temps. Parmis ces derniers on retrouve Godbout, Hurtubise, Tanguay, Tibo, Demers, Côté et Groleau, puis, plus tard, Desjardins et Leprohon (J).

Il faut mentionner aussi que la BD aura eu un certain impact sur l'enseignement. En effet, les professeurs, en ce siècle de l'audio-visuel, cherchaient à intégrer davantage l'image dans leurs cours. Les diaporamas, la télévision, les films et la BD apparaissaient comme de nouveaux outils susceptibles d'exciter la curiosité des jeunes [nbp: L'auteur de ce travail a "subi" plusieurs de ces nouveaux moyens pédagogiques durant son enfance. Au primaire, à la télévision, la classe devait religieusement écouter les Oraliens, puis Les cent tours de Centour à tous les jours et répéter les phrases des comédiens. Nous avions des films de temps en temps et nous devions composer des bandes dessinées en 4e année. En secondaire 1, le travail de l'année consistait à réaliser un diaporama en équipe, avec bande sonore. En secondaire 4, à tous les cours, nous avions droit à quelques séries historiques dont Duplessis, enregistrées avec les tout nouveaux magnétoscopes.

Parmi les "outils" mis à la disposition des écoliers, signalons le livre à compléter des aventures de Fil de Fer ainsi que les volumes du Boréal-Express où l'Amérindien Pee- Wee avait pour tâche d'amuser les lecteurs. (Sur ce dernier, c.f. l'article de B. Arcand et S. Vincent dans la bibliographie).].

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NOTES

(A) Les slogans de l'époque sont particulièrement éloquents: "On est capables" (RIN), "Québec sait faire", "Égalité ou indépendance".

(B) Pour les étudiants, ce dernier élément représente un progrès énorme, puisqu'il facilite grandement les déplacements et les réunions, donc les échanges d'idées.

(C) Frederik Wertham, en 1948, créait un débat houleux aux États-Unis en affirmant, dans un ouvrage intitulé Seduction of the innocent, que la délinquance juvénile est étroitement associée à la lecture des comics. Afin d'éviter toute censure de l'État, les diffuseurs indépendants ont, de leur propre chef, instauré ensemble le Comics Code Authority le 26 octobre 1954. Il devenait impossible de publier sans une sanction de cet organisme. À la fin des années '60, de jeunes hippies voulant diffuser leurs propres comics organisèrent un réseau de distribution parallèle afin se soustraire au CCA,. Leurs histoires de sexe et de drogue eurent un immense succès auprès des jeunes. Voilà ce qu'est la BD underground.

(D) On désigne aussi cette période comme le "printemps de la BD québécoise" à cause d'un article de Georges Raby.

(E) Il s'agissait d'un supplément hebdomadaire que l'on retrouvait tous les samedis dans de nombreux journaux du Québec.

(F) "Cette première moitié des années '70 connut autant d'échecs que de tentatives, mais fut une période d'affirmation publique pour plusieurs auteurs et permit la constitution du milieu de la BDQ. Les années suivantes devaient tirer profit de cette période souvent frénétique." (Pomerleau, Luc La BD Québécoise dans Canuck Comics, 1986, Montréal, p. 120)

(G) Il y a un lien très fort entre la BD et les séries pour enfants à la télévision. La complicité entre les deux est si grande que cela fait maintenant partie des stratégies de marketing des Américains et des Japonais. Aujourd'hui, on produit BD et animation de front, accompagnés d'une quantité phénoménale de produits dérivés.

(H) Jean Bernèche se retirera de La Presse en 1975 parce qu'on aura refusé de lui accorder une augmentation de salaire.

(I) Il y aura aussi Ti- Q de Jean Racine dans le Journal de Montréal en 1977 et À la bonne franquette de Ferrand en 1978 dans le supplément du samedi de La Presse.

(J) Les "strips" vendus au journal Le Jour transitaient par la Coopérative des Petits Dessins, dirigée par Pierre Fournier et qui se voulait une réponse québécoise aux "syndicates" américains. L'expérience permit de placer jusqu'à 6 strips par jour durant 6 mois.