3.3.2. Le dictionnaire de botanique

Écrit à peu près en même temps que les Lettres, le Dictionnaire était sans doute destiné à servir de complément lexical à ces dernières. En s'attachant à produire un tel ouvrage, Rousseau ne fait que s'inscrire dans la tradition de compilation et de classement du siècle des Lumières. D'ailleurs, le ton est donné dans l'introduction du Dictionnaire:

Il s'agit de savoir si trois cents ans d'études et d'observations doivent être perdus pour la Botanique, si trois cents volumes de figures et de descriptions doivent être jettés au feu, si les connoissances acquises par tous les savans, qui ont consacré leur bourse, leur vie et leurs veilles à des voyages immenses, coûteux, pénibles et périlleux doivent être inutiles à leurs successeurs, et si chacun partant toujours de zéro pour son premier point, pourra parvenir de lui-même aux mêmes connoissances qu'une longue suite de recherches et d'études a répandues dans la masse du genre-humain. (A)

Il a déjà été établi que Rousseau, à l'époque où il rédigeait les Lettres (fin 1771), effectuait de nombreuses recherches de livres de botanique, en particulier dans la bibliothèque de Malesherbes. Nous nous appuyons sur cet indice pour supposer qu'il était en train de rédiger aussi le Dictionnaire. En effet, Rousseau n'avait pas besoin d'ouvrages si savants pour composer ses Lettres.

Profitant, Monsieur, de votre offre obligeante, je suis allé à votre bibliotheque, j'y ai parcouru les livres de Botanique qui me sont tombés sous la main, j'ai pris note de la pluspart, et j'en ai emporté les quatre dont voici les titres. Tous petit in 4o.
1. Pontedera l'Anthologie &c.
2. Camerarius Hortus medicus.
3. Flora Prussica.
4. Gessner de Lunariis. (B)

Or, l'examen de la correspondance de Rousseau amène à constater qu'il n'avait jamais été fait mention, jusqu'à alors, du nom de Pontedera. Par contre, il est fait allusion à Pontedera dans l'article Anthologie du Dictionnaire. Cet indice laisse soupçonner que le Dictionnaire était commencé ou sur le point de l'être en janvier 1772.

D'autre part, le dictionnaire semble avoir pris un certain temps à naître. En tout cas il semble qu'il n'en était pas question jusqu'à la rédaction des Lettres sur la botanique. En septembre 1769, rien ne semble annoncer un quelconque ouvrage de botanique.

Il [Rousseau] m'a paru déjà très fort, mais il ne se propose pas d'écrire sur une matière ou ce n'est point assez d'avoir étudié toute sa vie. (C)

Dans cette lettre, Lalande décrit à Lesage une visite chez Rousseau qui lui a montré ses herbiers. L'argument "ce n'est point assez d'avoir étudié toute sa vie" revient dans plusieurs textes. Il doit s'agir d'un de ces bons mots que Rousseau énonce dans certaines situations données. Ici, il surgit lorsqu'on lui demande s'il va produire un ouvrage de botanique. Un peu plus tard, en janvier 1770, La Tourette cherchant à engager Rousseau à produire un dictionnaire de botanique, celui-ci lui répond:

C'est à vous qu'il faut renvoyer toutes les exhortations que vous me faites sur l'entreprise d'un dictionnaire de botanique dont il est étonnant que ceux qui cultivent cette science sentent si peu la nécessité. (D)

Bien qu'il ait décliné l'appel de La Tourette, le projet de dictionnaire a pris, pour le grand public, les traits d'une rumeur et a fait son chemin.

[Rousseau] travaille à nous donner un Dictionnaire de botanique. (E)

Ce dernier commentaire date du premier juillet 1770 et il a été écrit par un homme qui recueillait les rumeurs et les faits divers. Il est sans doute préférable de ne pas en tenir compte, puisque la première Lettre sur la botanique, qui a probablement donné le coup d'envoi au Dictionnaire, ne sera écrite qu'un an plus tard.

Pourtant, cette rumeur semblait persistante, car on peut lire, dans une lettre de Bjornstall à Gjorwell, en septembre 1770:

On m'avait dit que Rousseau avait le dessein de publier un livre sur la botanique, et je lui demandai si cela était vrai. Il me répondit que non... (F)

Rappellons que c'est en août 1771 que Rousseau écrit la première Lettre sur la botanique et que c'est en janvier 1772 qu'il utilise assidûment les ressources de la bibliothèque de Malesherbes; il a donc changé d'avis depuis. Il devait, par la suite, après avoir écrit sa dernière Lettre en avril 1774, délaisser la botanique jusqu'en 1777. Une lettre de Charles-Gilbert Romme à Dubuel, datée du 15 novembre 1774, semble confirmer que ses projets d'ouvrages sur la botanique sont bel et bien abandonnés:

Rousseau s'est sequestré des hommes et vit très obscurément à un 4e ou 5e étage, où il s'occupe quelquefois de musique, mais jamais de littérature ni de botanique comme on le prétend. M. Guettard, le rencontrant un jour au jardin du Palais-Royal, lui demanda si le public jouerait (sic) bientôt du dictionnaire de botanique auquel il travaillait. J.-J. lui répondit qu'on devait s'instruire avant d'écrire sur une partie et qu'il ignorait absolument la botanique. (G)

Tels sont les éléments permettant de conjecturer ce que fut la genèse du Dictionnaire. En somme, cet ouvrage devait être écrit comme complément d'un manuel d'initiation. Ce tandem aurait permis à n'importe quel amateur de s'adonner à la botanique sans devoir recourir aux auteurs spécialisés, qui étaient malheureusement les seuls disponibles à l'époque.

Voyons maintenant de quelle étoffe est fait ce Dictionnaire. On décèle tout de suite une bonne assimilation et une excellente synthèse des livres lus. L'introduction constitue une espèce d'état présent de la botanique qui prend en compte tous les grands ouvrages de botanique écrits jusqu'en 1771. Aucun d'eux ne manque et on sait que Rousseau les dépouillait avec soin (H). D'ailleurs, de nombreux passages des Fragments de botanique semblent être des notes de lecture. Notant tous les mots qui lui tombent sous la main, Rousseau confronte les auteurs; il cherche le sens juste:

M. D'Alibard dans son "Florae pariensis prodromus" a confondu le réceptacle avec le placenta. Ce sont des idées "fort différentes". (OCIV p.1254)

M. Linnaeus donne le même nom de réceptacle à l'adhérence du fruit et à l'adhérence de la semence au fruit. Il me paroit plus avantageux de suivre en ceci les botanistes françois qui laissent le nom de réceptacle à la prémiere et à l'autre celui de placenta. (OCIV p.1255-56)

Il y a même, dans les Fragments, l'ébauche d'un article qui n'a pas été inséré dans le Dictionnaire:

Imbriqué: adj. arrangé graduellement et alternativement par étages comme on arrange les tuiles sur les toits. (OCIV p.1255)

Faut-il considérer que le travail n'a pu être mené à terme? On le devine au seul nombre des entrées qui se réduit à 185 environ. Bernard Gagnebin a relevé cette lacune:

Enfin, il est grand dommage que tant de termes ne soient pas inclus dans le dictionnaire, qui pourtant étaient d'usage courant au XVIIIème siècle. (I)

Il faut donc en conclure que le Dictionnaire est incomplet, un peu comme le sont les Lettres. Cette fois encore, c'est sans doute le refroidissement de sa passion pour la botanique qui a amené Rousseau à interrompre un travail pourtant bien entamé.

Maintenant, dans le Dictionnaire même, il est resté quelque chose des commentaires et remarques sur les auteurs. Mais ils ont été intégrés au texte pour fins de références et de comparaisons. Par exemple:

C'est ce qu'on trouve souvent exprimé dans le Synopsis de Ray, et dans l'Histoire des mousses de Dillen, par le mot grec de Trichodes. (OCIV p.1214 à l'article capillaires.)

Perruque. - Nom donné par Vaillant aux racines garnies d'un chevelu touffu de fibrilles entrelacées comme des cheveux emmêlés. (OCIV p.1237)

Trachées des plantes. - Sont, selon Malpighi, certains vaisseaux formés par les contours spiraux d'une lame mince... (OCIV p.1244)

Sciemment, Rousseau cite les auteurs et donne une grande quantité de noms, parmi les plus prestigieux. Cela contribue à donner son sérieux à l'ouvrage en démontrant qu'une recherche exhaustive a été faite. Des sources nombreuses, fiables et récentes, voilà une des grandes qualités de ce dictionnaire.

Cependant, malgré sa volonté d'objectivité, Rousseau est enclin à se laisser mener par le lyrisme de ses sentiments et à faire des digressions assez nombreuses, ce qui fait davantage progresser les connaissances sur Jean-Jacques que sur la botanique. Le Dictionnaire étant parsemé de ces petites réflexions personnelles, nous ne nous attarderons que sur les plus significatives et les plus frappantes.

Bernard Gagnebin, l'éditeur des Lettres et du Dictionnaire de botanique, constate aussi ce fait:

Non, ce qui choque ici, c'est que Rousseau n'est pas toujours inspiré par un esprit scientifique rigoureux, qu'il "entrelarde" une oeuvre qui ressortit à la logique de réflexions et d'opinions subjectives, empreintes souvent d'un finalisme étranger à la science. (J)

Certaines de ces digressions ne sont que des remarques pratiques concernant l'emploi d'un mot. Rousseau veut donner à la langue française les moyens de traiter de la botanique. Les ouvrages étant souvent écrits en latin, il fallait chercher ou inventer un équivalent en français. Les exemples qui suivent témoignent d'un zèle excessif à cet égard:

Edule, Edulis, bon à manger. - Ce mot est du nombre de ceux qu'il est à désirer qu'on fasse passer du latin dans la langue universelle de la botanique. (OCIV p.1219)

Pedunculus sonne mieux en latin et il évite l'équivoque du nom pediculus. Mais le mot pédicule est net et plus doux en françois, et dans le choix des mots, il convient de consulter l'oreille et d'avoir égard à l'accent de la langue. (OCIV p.1237)

D'autres digressions ont un caractère polémique. Dans les deux articles qui suivent, Rousseau attaque la théorie matérialiste de Diderot. On a vu qu'il était tout à fait opposé à cette conception de l'univers (K). Il vaut la peine de citer ces articles en entier:

Racine. - Partie de la plante par laquelle elle tient à la terre ou au corps qui la nourrit. Les plantes ainsi attachées par la racine à leur matrice ne peuvent avoir de mouvement local; le sentiment leur seroit inutile, puisqu'elles ne peuvent chercher ce qui leur convient, ni fuir ce qui leur nuit: or la nature ne fait rien en vain. (OCIV p.1241)

Végétal. - Corps organisé doué de vie et privé de sentiment. On ne me passera pas cette définition, je le sais. On veut que les minéraux vivent, que les végétaux sentent, et que la matière même informe soit douée de sentiment. Quoi qu'il en soit de cette nouvelle physique, jamais je n'ai pu, je ne pourrai jamais parler d'après les idées d'autrui, quand ces idées ne sont pas les miennes. J'ai souvent vu mort un arbre que je voyois auparavant plein de vie, mais la mort d'une pierre est une idée qui ne sauroit m'entrer dans l'esprit. Je vois un sentiment exquis dans mon chien, mais je n'en apperçois aucun dans un chou. Les paradoxes de Jean-Jacques sont fort célebres. J'ose demander s'il en avança jamais d'aussi fou que celui que j'aurois à combattre si j'entroie ici dans cette discussion, et qui pourtant ne choque personne. Mais je m'arrête et rentre dans mon sujet. (OCIV p.1245-46)

Ces extraits se passent presque de commentaire. Au point de vue scientifique, il n'y a, pour chacun des termes, que la première phrase de valable. Rousseau ne se rend peut-être pas compte qu'il détruit ainsi la crédibilité de son dictionnaire. L'Encyclopédie, pour laquelle il avait travaillé, offrait quelquefois des passages polémiques, mais ici, ils sont déplacés et surtout présentés sans subtilité.

Enfin, on trouve des passages qui, malgré leur qualité poétique et lyrique, n'ont absolument pas à figurer dans un ouvrage se réclamant d'une certaine rigueur scientifique. Rousseau voulait-il, par ces envolées, captiver son lecteur comme il le faisait dans les Lettres? Il devait savoir, pourtant, que les deux types de texte ne se lisent pas de la même façon. Un dictionnaire se lit en fonction des articles, et on y cherche une information succincte et précise. Les morceaux suivants devraient donc être bannis, surtout sous des entrées aussi importantes que "Fleur" et "Plante".

Fleur. - Si je livrois mon imagination aux douces sensations que ce mot semble appeller, je pourrois faire un article agréable peut-être aux bergers, mais fort mauvais pour les botanistes. Ecartons donc un moment les vives couleurs, les odeurs suaves, les formes élégantes, pour chercher premiérement à bien connoître l'être organisé qui les rassemble. (OCIV p.1221)

Plante. - Végétaux disséminés sur la surface de la terre pour la vêtir et la parer. Il n'y a point d'aspect aussi triste que celui de la terre nue; il n'y en a point d'aussi riant que celui des montagnes couronnées d'arbres, des rivières bordées de bocages, des plaines tapissées de verdure, et des vallons émaillés de fleurs. (OCIV p.1239)

Il est frappant de relever les similitudes entre l'article précédent et ce passage de la septième Promenade, un texte pourtant purement poétique.

Les arbres, les arbrisseaux, les plantes sont la parure et le vêtement de la terre. Rien n'est si triste que l'aspect d'une campagne nue et pelée qui n'étale aux yeux que des pierres, du limon et des sables. Mais vivifiée par la nature et revêtue de sa robe de noces au milieu du cours des eaux et du chant des oiseaux, la terre offre à l'homme dans l'harmonie des trois règnes un spectacle plein de vie, d'intérêt et de charme, le seul spectacle au monde dont ses yeux et son coeur ne se lassent jamais. (OCI p.1072)

Ainsi, on retrouve à-peu-près la même formulation dans un dictionnaire et dans un ouvrage purement poétique. Rousseau procède encore par opposition, mettant en contraste ce qui l'émerveille avec ce qui lui fait horreur. Jean-Jacques, si plein de contradictions, a aussi ses constantes.

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NOTES

(A) OCIV p.1209. Ce passage termine l'introduction du Dictionnaire.

(B) L6924, à Malesherbes, 19 janvier 1772. Voir aussi L6933, 17 avril 1772, où Rousseau fait quelques commentaires sur les livres empruntés, et L6986, 8 mars 1773, où Rousseau pense à remettre les livres gardés si longtemps.

(C) Voir L6617 du 28-09-1769.

(D) L6655 du 26-01-1770, à La Tourette.

(E) Louis Petit de Bachaumont (1690-1771) avait composé des Mémoires secrets qui relatent la vie mondaine de son époque. La citation est tirée de la remarque de L6741.

(F) L6777, 01-09-1770, de Bjornstall à Gjorwell.

(G) L7052, 15-11-1774, de Charles-Gilbert Romme à Dubuel, à Paris.

(H) Il a été question du travail méticuleux de Rousseau en 3.2.2., à la note K.

(I) OCIV p.1832, note 1 de la page 1201.

(J) OCIV p.1831-32, note 1 de la page 1201.

(K) Voir 3.2.1., ainsi que la note I.