3.3.1. Les Lettres sur la botanique

Les Lettres sur la botanique ont été entreprises par Rousseau à l'instigation de madame Delessert, une petite-fille de Daniel Roguin, qui était pour Rousseau un ami fidèle et de longue date. Elle voulait initier sa toute jeune fille à la botanique et avait demandé à Rousseau de l'assister dans cette tâche. Rien ne pouvait faire plus plaisir à l'auteur de l'Émile qui s'est empressé d'accepter (A). Dans l'échange de lettres qui s'ensuivit, on en compte huit, numérotées par Rousseau, qui constituent ce qu'il a appelé lui-même les Lettres sur la botanique (B). C'est ce bloc de lettres, entièrement consacrées à l'enseignement de la botanique, que nous allons maintenant analyser. Le reste de la correspondance, outre les nouvelles et les politesses d'usage, rendait compte des progrès de Madelon, reprenait les points difficiles ou mal compris et permettait à Rousseau d'identifier les plantes que lui envoyait madame Delessert. Nous nous en servirons, au besoin, pour éclairer les Lettres (C)

Plaçons les Lettres dans un tableau. Sous cette forme, nous pourrons mettre à jour des relations significatives.

Lettre / date / délai / longueur / contenu

I / 22-08-1771 / - / 4 / liliacées: lis

II / 18-10-1771 / 2 / 3.5 / crucifères: giroflée

III / 16-05-1772 / 7 / 5 / papilionacées: pois

IV / 19-06-1772 / 1 / 4.5 / labiées: ortie blanche

V / 16-07-1772 / 1 / 8.5 / ombellifères: ciguë

VI / 02-05-1773 / 1 / 8 / fleurs composées: marguerite

VII / ?-03 / 04-1774 / 11 / 3 / arbres fruitiers

VIII / 11-04-1773 / 9 / 6 / confection d'herbiers

Les huit lettres sont de dimensions inégales, variant de 3 à 8 pages dans l'édition de la Pléiade. Il semble que Rousseau ait perdu beaucoup de sa motivation vers la fin puisqu'il ne consacre que 3 pages aux arbres fruitiers. Cela est bien peu, comparé aux longues lettres qui ont précédé. La rédaction s'étend sur près de 3 ans, d'août 1771 à avril 1774. Les Lettres offrent une certaine progression logique et chronologique, que nous analyserons plus loin. Elles ont généralement été écrites dans l'ordre de leur numérotation, à l'exception de la lettre VIII qui a été rédigée avant la VI et la VII. Il est possible que Rousseau se soit senti une soudaine inspiration sur le sujet des herbiers et qu'il ait, par la suite, considéré que cette lettre devait venir à la fin (D).

Le délai indique, en mois, le temps qui s'est écoulé depuis la rédaction de la lettre précédente. On remarque que Rousseau n'écrit pas durant les mois de l'hiver. Par contre, le printemps semble être pour lui une occasion privilégiée de renouer avec la botanique, si l'on se fie aux groupes de lettres écrites à intervalle d'un mois à partir de mai 1772, ainsi qu'à partir d'avril 1773. A propos du zèle que manifeste Rousseau en rédigeant ces lettres, il faut signaler, à partir de l'hiver 1773, un désintérressement pour la botanique qui lui fera peu à peu renoncer aux livres et aux herbiers (E). D'ailleurs, après la Lettre VII sur les arbres fruitiers, il ne sera plus question de botanique avant 1777.

On peut distinguer, au sein de chacune des lettres ainsi que dans l'ensemble des huit missives, une certaine progression logique. Cet indice permet-il d'affirmer que le projet initial de Rousseau était de destiner ces Lettres au grand public? Leur destination à l'aimable correspondante qu'était Madame Delessert n'aurait alors été pour lui qu'une occasion de concrétiser son projet. En éliminant les quelques petits passages spécifiquement adressés à la destinataire, on obtient un texte parfaitement cohérent, s'adressant à n'importe quel amateur de botanique. Madame Delessert avait d'ailleurs permis sans réticence leur publication après la mort de Rousseau, à la condition toutefois qu'on ne mentionne que son initiale. Quoi qu'il en soit, on sait que Rousseau ne notait pas toujours le millésime au début de ses lettres, se contentant de la journée et du mois. Ce seul repère suffit amplement à initier les amateurs en fonction des mois de l'année, comme le faisait Rousseau pour Madelon. D'ailleurs, c'est ainsi que sont encore aujourd'hui conçus nombre de manuels de botanique. En procédant de la sorte pour initier à la botanique, on est certain que les amateurs trouveront les plantes dont il est question sur le terrain. D'autre part, Rousseau a numéroté lui-même ses Lettres, qu'il gardait réunies ensemble (F), ce qui démontre qu'il se préoccupait de leur disposition et de leur homogénéité. Enfin, pour clore ces réflexions sur le projet qu'aurait pu avoir Rousseau de publier ces Lettres, remarquons qu'on trouve dans les Fragments (G) une ébauche qui aurait justement pu servir d'introduction aux Lettres:

Pour qu'on ne cherche pas dans ce livre plus de valeur qu'il n'en a j'avertis dés les premiers mots de son titre qu'il n'est que l'amusement d'un homme oisif, et je dois ajouter encore qu'il n'est que l'ouvrage d'un ignorant. (OCIV p.1252)

Une note précise que, malheureusement, le reste du paragraphe est déchiré. Ce n'est certes pas en se traitant d'ignorant que Rousseau ouvrirait son dictionnaire de botanique. On peut le constater en lisant l'introduction qu'il en a faite ainsi que son ébauche (H). De plus, sous le titre de dictionnaire, se permettrait-on de parler de l'amusement d'un homme oisif?

Pour en revenir à la progression logique qui se dessine dans l'ensemble des lettres (I), on remarque qu'elle s'établit de deux façons. D'abord, on note un accroissement dans la complexité des végétaux qui sont décrits. L'initiateur commence par nous montrer une fleur dans sa structure la plus simple, comme un lys, en enchaînant avec les fleurs multiples, comme les ombellifères, avant de passer aux fleurs composées, telle la marguerite, et de terminer avec les arbres fruitiers. Ensuite, il en a été fait mention un peu plus haut, on retrouve une progression chronologique, en ce sens que le cours de Rousseau se construit aussi selon les périodes de floraisons. Au mois d'août, il attire l'attention sur les lys, en novembre, il parle des giroflées, en mai, les pois seront son sujet. Pour les longs mois de l'hiver, il a préparé un chapitre sur les herbiers (J) qui permettra aux herboristes amateurs, obligés de rester à l'intérieur, de faire sécher et d'étaler sur des feuilles les plantes qu'ils auront ramassées un été durant.

Maintenant, si l'on cherche à pénétrer un peu plus la structure des Lettres, on constate que Rousseau a recours à d'abondantes descriptions pour illustrer les parties de la fleur et les caractéristiques des genres. De telles descriptions, minutieuses et presque surchargées, ne sauraient surprendre si l'on se souvient que les coûts des planches pouvaient facilement décupler le prix d'un livre. Voyons-en un exemple:

Représentez-vous une longue tige assez droite, garnie alternativement de feuilles pour l'ordinaire découpées assez menu, lesquelles embrassent par leur base des branches qui sortent de leurs aisselles. De l'extrémité supérieure de cette tige partent comme d'un centre plusieurs pédicules ou rayons, qui s'écartent circulairement et régulièrement comme les côtes d'un parasol, [...] (K)

Malgré l'excellence et la précision de ses descriptions, Rousseau semble déçu de ne pas pouvoir offrir un discours plus concis aux novices:

Je tremble déja d'avoir trop abusé de votre patience par des détails que j'aurois rendu plus clairs si j'avois sû les rendre plus courts; mais il m'est impossible de sauver la difficulté qui nait de la petitesse des objets. (L)

Quand on sait combien il est difficile de conserver longtemps l'attention d'un auditoire, on comprend qu'il est malaisé d'avoir recours à d'interminables descriptions. Le meilleur moyen reste encore de mettre sous les yeux de l'élève l'objet du discours. C'est ce que cherchera à faire Rousseau en décrivant les plantes en fonction des saisons, ce qui les rend accessibles à l'amateur. D'autre part, comme l'emploi d'un herbier aurait pu, dès le début, grandement faciliter les échanges, cela constitue sans doute une des raisons qui ont incité Rousseau à écrire la Lettre VIII avant son temps (M).

A mesure que progresse son exposé, Rousseau est amené à nommer ce qu'il décrit et à utiliser des mots techniques qu'il s'empresse de définir sur le champ:

Au dedans de la Corolle vous trouverez précisement au milieu une espéce de petite colonne attachée tout au fond et qui pointe directement vers le haut. Cette colonne prise dans son entier s'appelle le Pistille; prise dans ses parties elle se divise en trois. 1o. sa base renflée en cylindre mais avec trois angles arrondis tout au tour. Cette base s'appelle le germe ou l'ovaire. 2o. un filet plus mince posé sur le germe. Ce filet s'appelle le Style. 3o. Le Style est couronné par une espéce de chapiteau avec trois échancrures. Ce chapiteau s'appelle le Stigmate. (N)

Rousseau est bien conscient que le nouveau vocabulaire introduit risque d'égarer son lecteur si ce dernier n'y est pas rapidement initié. C'est pourquoi, dans la logique de sa présentation, une bonne part des mots nouveaux se retrouvent dans la première lettre où ils sont expliqués dans leur contexte propre. Car à ses yeux, donner des caractères d'identification pour les plantes

paroit impossible sans employer la langue de la chose, et les termes de cette langue forment un vocabulaire à part que vous ne sauriez entendre s'il ne vous est préalablement expliqué. (O)

La fonction métalinguistique du discours, ici grandement nécessaire dans un ouvrage pour néophytes, est donc introduite par Rousseau de façon logique, en exposant les notions essentielles dans la première lettre, et graduelle, en en introduisant davantage durant la progression du cours. On retrouvera, plus loin:

On donne à ces folioles le nom d'involucre (enveloppe). (P)

Enfin, avant même de communiquer des informations à son lecteur, Rousseau doit d'abord le captiver et tâcher de maintenir son attention éveillée tout au long de l'exposé. Il s'agit de la fonction phatique du discours que nous allons tenter de mettre en lumière, car c'est là, à notre avis, l'une des plus importantes caractéristiques de Rousseau vulgarisateur. On remarque d'abord que Rousseau écrit à la deuxième personne du pluriel. On sait qu'il s'adresse à madame Delessert, mais ne pourrait-on pas soupçonner derrière elle un auditeur universel? Rappellons-nous que ces Lettres étaient sans doute destinées à une publication ultérieure. Cette façon de converser avec le lecteur ne peut qu'aider grandement à maintenir l'attention. Il faut séduire l'amateur, et non pas le rebuter avec un exposé trop savant. Tous ces ingrédients ne pouvaient qu'amener Rousseau à préférer la forme épistolaire pour son projet d'initiation à la botanique:

Il faut dire que la structure épistolaire de ces leçons convenait très bien à Rousseau. Tout le côté académique était tout de suite écarté. La lettre permettait, parce qu'elle est adresse, parce qu'à l'autre bout du canal se trouve un destinataire, de recréer l'espace de l'herborisation, d'empêcher que la botanique ne paraisse une science abstraite. D'où les appels à l'interlocuteur: `représentez-vous', `prenez', `regardez', etc. (Q)

D'ailleurs, au point de vue purement esthétique, on se rappelle que Rousseau a déjà mis sous forme de lettres tout un roman, Julie. Familier avec cette structure, rompu au discours pédagogique depuis l'Émile, il ne lui restait plus qu'à fusionner les deux au service de la botanique. La passion et le temps lui ont manqué pour mener le projet à terme, qui nous est parvenu inachevé ou amputé de certains chapitres. Le produit final, tel que Rousseau avait dû l'envisager, aurait certainement offert plus de cohérence et les allusions trop personnelles auraient probablement été supprimées.

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NOTES

(A)

Votre idée d'amuser un peu la vivacité de votre fille et de l'exercer à l'attention sur des objets agréables et variés comme les plantes me paroit excellente, mais je n'aurois osé vous la proposer de peur de faire le Monsieur Josse; puisqu'elle vient de vous je l'approuve de tout mon coeur et j'y concourrai de même... (Première Lettre sur la botanique, OCIV p.1151)

(B) Afin d'abréger, lorsqu'il sera question de ces lettres, nous les désignerons dorénavant au moyen d'une majuscule et du soulignement (Lettres). Le dictionnaire de botanique sera désigné de la même façon (Dictionnaire).

(C) Voici, à titre informel, les lettres envoyées ou reçues de madame Delessert durant la rédaction des Lettres: L6899, 6935, 6943, 6966, 6990, 6993, 7001, 7007, 7020, 7025, 7038, 7047.

(D) Sur la Lettre VI, Rouseau écrivait cette note:

La précédente sur les herbiers ne devant pas être mise en ligne de compte, parce qu'elle interromproit l'ordre que je me suis proposé. (OCIV p.1824, note (a) de la page 1179)

(E) Le 7 janvier 1773, Rousseau écrivait à La Tourette:

Mon occupation principale [la copie de musique] et la diminution de mes forces ont ralenti mon gout pour la botanique au point de craindre de le perdre tout à fait. Vos lettres et vos envois sont bien propres à le ranimer. Le retour de la belle saison y contribuera peut-être. (L6981)

Il explique aussi, à peu près dans les mêmes termes, son refroidissement pour la botanique à la duchesse de Portland (L6996, 25 juillet 1773), à Malesherbes (L7005, 24 août 1773 et L7013, 6 octobre 1773) ainsi qu'à madame Delessert (L7020, 15 décembre 1773 et L7047, 23 août 1774).

(F) En haut de la Lettre VI, par exemple, Rousseau avait mis un titre: "Sixième lettre sur la botanique" (OCIV p.1824, note (a) de la page 1179)

Dans les notices bibliographiques, les éditeurs notent ceci à propos des Lettres:

N'oublions pas que Rousseau les a rédigées avec un soin particulier, et qu'il les a réunies dans un même volume. (OCIV p.1887)

(G) Fragments de botanique (OCIV p.1249 à 1256). Il s'agit d'ébauches et de brouillons divers où il est question de botanique.

(H) L'introduction du dictionnaire (OCIV p.1201-1209) et son ébauche (OCIV p.1249-1251)

(I) Rousseau écrivait pourtant à madame Delessert, le 23 août 1774, plus de quatre mois aprés l'envoi de la dernière lettre sur la botanique:

Les six familles, dont j'ai essayé de vous décrire la fructification pour consulter votre gout et vous familiariser avec quelques termes, sont prises pour ainsi dire au hasard et n'ont pas une suite dont on puisse prendre le fil. (L7047)

En ce cas, pourquoi avoir numéroté les Lettres? Est-ce de la modestie? Peut-être que Rousseau n'était pas satisfait de sa démarche didactique, qu'il jugeait, aprés coup, trop superficielle. Il écrivait dans cette même lettre que la botanique est une étude

qui ne consiste pas seulement dans celle de la fructification mais des plantes dans leur ensemble et dans toutes leurs parties. (L7047)

Or, il s'était longuement attardé, dans ses Lettres, à décrire les organes reproducteurs des plantes.

(J) Il est curieux, par contre, que cette lettre ait été écrite au mois d'avril. Mais comme le notait Rousseau lui-même, elle ne s'insère pas dans l'ordre qu'il avait d'abord établi. Voir note (C) plus haut.

(K) OCIV p.1172.

(L) OCIV p.1186. Ailleurs aussi, après de longues descriptions, on lit:

Il est temps de vous laisser respirer,(...) (OCIV p.1159)

Prenez haleine, chére Cousine, car voila une lettre excédante. (OCIV p.1178)

(M) Rousseau avait confectionné un petit herbier à l'intention de madame Delessert. Il en est question pour la première fois le 20 octobre 1771 (L6899) et à nouveau dans L6943, L6960, L6968. Cet herbier semble avoir connu autant d'aventures que la caisse de livres envoyée par Du Peyrou en Angleterre (voir 1.2.3., note (I)). Il propose ensuite de confectionner un herbier à la "petite jardinière" (L7007), mais qui ne sera qu'un échantillon fait avec d'anciens spécimens (L7038).

La lettre à madame Delessert, datée du 30 août 1773 (L7007), est entièrement consacrée aux difficultés de l'identification visuelle des plantes au moyen de leur description. Rousseau propose justement de surmonter l'obstacle par l'envoi d'herbiers réalisés par son élève, ce qui lui permettrait de nommer les plantes pour madame Delessert.

(N) OCIV p.1153. Il s'agit de la Lettre I. Les mots soulignés sont en italique dans le texte. Voici encore d'autres exemples:

Cette partie partie envelopante et colorée qui est blanche dans le Lis s'appelle la Corolle [...] (OCIV p.1153)

La Corolle du Lis n'est pas d'une seule piéce comme il est facile à voir. Quand elle se fane et tombe, elle tombe en six piéces bien séparées qui s'appellent des Pétales. (OCIV p.1153)

Cette poussiére jusqu'ici n'a point de nom françois; chez les botanistes on l'appelle le pollen, mot qui signifie poussiére. (OCIV p.1153)

(O) OCIV p.1151.

(P) OCIV p.1176. Il s'agit de la cinquième Lettre. Voici encore d'autres exemples:

Cette famille se subdivise en deux sections ou lignées, l'une des fleurs en lévres ou labiées, l'autre des fleurs en masque ou personées: car le mot latin "persona" signifie un masque (...) (OCIV p.1167)

Si vous pouvez vous former l'idée de la figure que je viens de vous décrire, vous aurez celle de la disposition des fleurs dans la famille des ombelliféres ou Porte-parasol: car le mot latin "umbella" signifie un parasol. (OCIV p.1173)

(Q) Saint-Amand, Pierre "Rousseau contre la science: l'exemple de la botanique dans les textes autobiographiques" in Studies on Voltaire CCXIX (1983), p.163