3.1.2. Ses relations

Dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es. L'application de cet adage à Rousseau nous vaudra des informations supplémentaires sur son érudition botanique. Nous avons, pour la circonstance, classé ses relations avec des botanistes selon trois catégories: les maîtres, les amateurs éclairés et les disciples. La présentation se fera selon l'ordre chronologique des rencontres.

En ce qui concerne les maîtres, on sait que Rousseau entretenait des relations plus ou moins suivies avec certains grands savants. L'un des tout premiers qu'il a connus était Abraham Gagnebin, établi à La Ferrière. Médecin et botaniste, il possédait une grande collection d'objets rares qu'il aimait montrer et sur laquelle il était intarissable. Nous avons un portrait de lui:

Nous avions à nos gages, à douze livres par jour, un grand botaniste, nommé Gagnebain, de la Ferrière, le plus intrépide nomenclateur de plantes qui ait peut-être jamais existé sur ce globe. Il avoit dans la tête et présent à la mémoire, douze à quinze mille noms de végétaux, avec les diverses phrases caractéristiques employées par les plus célèbres botanistes. Son extrême modestie, une certaine simplicité de caractère, donnoient un nouveau prix à son immense érudition. Il dominoit le règne végétal, je dirois presque, il régnoit sur ce règne, mais il s'ignoroit lui-même... (A)

Rousseau a sans doute été attiré par la réputation de ce grand homme. Sa fréquentation, dès 1765, aura permis à Rousseau de se donner de solides connaissances de base en ce qui concerne les noms des plantes.

Il faut noter, avant de continuer, que la plupart des savants fréquentés par Rousseau étaient gagnés au système de Linné. Sachant à quel point Rousseau admirait ce dernier et avec quel acharnement il défendait son système, on ne peut s'étonner qu'il ait eu tendance à borner ses relations à ceux qui étaient en mesure de lui donner les noms des plantes selon la nomenclature du savant suédois.

Pour en revenir aux maîtres botanistes, rappellons que Du Peyrou entretenait des contacts avec Daubenton et qu'il avait tenté, en 1764, de l'introduire auprès de Rousseau (B). Daubenton, que la postérité retient pour avoir collaboré avec Buffon à la rédaction de l'Histoire naturelle, a aussi donné à l'Encyclopédie des articles sur la botanique. Beaucoup plus tard, en 1770, on apprendra que Rousseau est allé visiter sa pépinière, mais on n'en sait pas plus sur les liens qui ont pu s'établir entre les deux hommes (C).

En 1765, Rousseau échange quelques lettres avec Tschudi, qui sera connu pour avoir collaboré au supplément de l'Encyclopédie où il s'occupera des articles de botanique. Il habitait à Colombey, près de Metz, et Rousseau l'a probablement rencontré durant son séjour de deux ans à Môtiers (D).

Après son retour d'Angleterre, Rousseau a séjourné à Meudon puis à Trye-le-Château avant de s'installer à Bourgouin durant l'été 1768. Là, il rencontre Pierre Clappier, un médecin passionné de botanique. Clappier était lié avec Liotard et Gouan, il a donc dû servir d'intermédiaire entre Rousseau et ces derniers. Liotard dirigeait le jardin botanique de Grenoble. Il est probable que Rousseau lui a rendu visite vers la fin de l'été 1768. Antoine Gouan, quant à lui, enseignait la botanique à Montpellier et Rousseau lui écrit de Monquin dès 1769. Leurs échanges seront essentiellement épistolaires jusqu'à ce qu'ils se rencontrent enfin en 1776. Rousseau a échangé de nombreuses lettres avec ces trois hommes, tous passionnés de botanique, et qu'on peut considérer à juste titre comme des botanistes professionnels.

Ensuite, lors de son passage à Lyon au printemps 1770, Rousseau a rendu visite à Marc-Antoine-Louis Claret de La Tourette ainsi qu'à l'abbé François Rozier. Le premier, passionné par les sciences naturelles, avait formé un important herbier et était un des fondateurs du jardin botanique de Lyon. Le second dirigeait le jardin botanique de l'école vétérinaire de Lyon et enseignait la botanique. Il semble que Rousseau ait précédemment fait la connaissances des lyonnais, puisqu'ils ont déjà herborisé ensemble durant l'été 1768 (E). La Tourette, qui échangera de nombreuses lettres avec Rousseau et l'incitera à produire un dictionnaire de botanique, avait déjà publié, en 1766, Démonstrations élémentaires de botanique, en collaboration avec l'abbé Rozier; un dictionnaire n'aurait pas été un mauvais complément à son ouvrage, particulièrement s'il avait été écrit par quelqu'un comme Rousseau.

Buffon est sans contredit le plus grand naturaliste du XVIIIème et on sait que Rousseau est allé lui rendre visite à Montbard en 1770, lors de son retour à Paris. Emporté par un élan d'enthousiasme un peu naïf, Rousseau aurait embrassé le pas de la porte de la maison où habite le grand homme. On trouve d'ailleurs aujourd'hui, sur la demeure de Buffon, une plaque rappelant l'anecdote. Dans sa grande oeuvre, l'Histoire naturelle, Buffon ne s'était pas, jusqu'alors, occupé spécifiquement de botanique. C'est sans doute pour cette raison qu'il a été proposé à Rousseau d'écrire, en collaboration, une partie d'une histoire naturelle des plantes qui aurait porté sur les mousses (F). Ce projet n'a jamais abouti, et il n'en sera plus fait mention. Par ailleurs, on peut se demander, à la lumière de la citation qui suit, si les deux hommes auraient travaillé en bons termes.

Il [Buffon] me disait, en parlant de Rousseau: `Je l'aimais assez; mais lorsque j'ai vu ses Confessions, j'ai cessé de l'estimer. Son âme m'a révolté, et il m'est arrivé pour Jean-Jacques le contraire de ce qui arrive ordinairement: après sa mort, j'ai commencé à le mésestimer.' Jugement sévère, je dirai même injuste; car j'avoue que les Confessions n'ont pas produit sur moi cet effet. (G)

En fin de compte, les sentiments qu'aurait développés Buffon à l'égard de cet écrivain dressé contre les arts et les sciences n'auraient sans doute pas permis une collaboration constructive.

Une fois installé à Paris, la correspondance de Rousseau nous apprend qu'il avait établi des contacts avec les Jussieu, cette célèbre famille de médecins et de botanistes. Bernard Jussieu était démonstrateur pour la botanique au jardin royal des plantes à Paris. Antoine-Laurent de Jussieu, son neveu, acquerra sa renommée en poursuivant les travaux de son oncle. A partir de 1771, Rousseau fera quelques courses de botanique avec eux (H).

Toujours à Paris, on sait que Rousseau connaissait Jacques-Etienne Guettard, célèbre naturaliste et géologue, devenu membre de l'académie des sciences en 1743 (I). La nature de leurs relations n'a pas pu être éclaircie.

Sur la liste des botanistes rencontrés par Rousseau figure aussi André Thouin. Il était jardinier en chef du jardin du roi à Paris et Rousseau allait quelquefois herboriser avec lui, du moins durant l'été 1771 (J).

Enfin, pour compléter ce tour des relations avec les maîtres botanistes, il importe d'ajouter que Rousseau a écrit à Linné, en septembre 1771, pour lui faire part de son estime et peut-être tenter d'établir une correspondance, mais ce dernier n'a pas cru bon de répondre, même s'il a effectivement reçu la lettre (K).

Quant aux amateurs éclairés, à ceux qui s'adonnaient à la botanique comme passe-temps, leur niveau de connaissance varie beaucoup. Pour quelques-uns, que nous ne présenterons pas, la botanique n'était qu'un prétexte pour approcher Rousseau.

Du Peyrou par contre, rencontré à Neuchâtel, s'y adonnait déjà un peu et il intensifiera son étude par amitié pour Rousseau (M). A ce moment, en 1764, les deux hommes possédaient à peu près les mêmes connaissances botaniques. Mais plus tard, lorsque leurs liens se seront consolidés, Du Peyrou sera davantage un commissionnaire et un confident qu'un véritable botaniste.

La duchesse de Portland et Malesherbes figurent parmi les plus érudits des amateurs. La première avait rencontré Rousseau lors de son séjour en Angleterre. Bernard Granville lui avait servi d'intermédiaire pour établir le contact avec l'exilé en août 1766. A partir de ce moment, la duchesse et Rousseau ont échangé des lettres pendant dix ans. Rappelons que la duchesse lui a souvent envoyé des livres, des auteurs anglais généralement (L). Malesherbes, pour sa part, manifestait un certain intérêt pour la botanique, mais surtout, il possédait une bibliothèque riche en rares livres de botanique. Il échangera, durant le séjour de Rousseau à Paris, de nombreuses lettres où il sera surtout question d'emprunts de livres et de la confection d'herbiers portatifs, projet que Rousseau abandonnera finalement.

C'est en juillet 1771 que Rousseau rencontre Bernardin de Saint-Pierre à Paris. L'amitié spontanée qui lie les deux hommes les amènera à herboriser ensemble. Mais il semble que Bernardin de Saint-Pierre faisait figure de néophyte en la matière, du moins quand Rousseau était présent (N).

Il reste encore à parler des disciples, de ceux qui jugeaient Rousseau suffisamment instruit en la matière pour lui demander des informations d'ordre botanique. Outre Madame Delessert dont on reparlera beaucoup plus longuement à propos des Lettres sur la botanique, il faut mentionner l'abbé de Pramont, qui demanda à Rousseau ses commentaires sur la botanique de Regnault et que Rousseau couvrit d'annotations. L'abbé de Pramont était le vicaire de Vivier, et ce serait à l'occasion de copie de musique qu'il aurait rencontré Rousseau. Comme l'abbé s'intéressait déjà aux sciences naturelles, de fil en aiguille les deux hommes en sont peut-être venus à parler de botanique. Ces notes ont été écrites en avril 1778, soit un mois avant le départ de Rousseau pour Ermenonville. Il écrit, au même moment, sa dernière rêverie. Il y a aussi une table des plantes, de la main de Rousseau, faisant onze pages, énumérant 349 plantes. Ce travail fait pour l'abbé était peut-être payé, en tout cas, dans les deux lettres à l'abbé de Pramont, rien n'indique le contraire (O).

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NOTES

(A) Souvenirs d'Escherny, cités dans la Correspondance complète de Rousseau établie par R. A. Leigh, Tome 26, document A413. C'est en herborisant auprès de Rousseau que d'Escherny rencontra Gagnebin en 1765. Le portrait, par contre, date de 1811. On se souvient que d'Escherny ne s'adonnait à la botanique qu'à contrecoeur, pour plaire à Rousseau. Voir à ce sujet 2.1.1.

(B) La relation entre Du Peyrou et Daubenton à été mentionnée en 1.2.3.

Voir aussi L3662, du 20 novembre 1764. Du Peyrou transmet aussi à Rousseau une lettre de Daubenton qui ne nous est pas parvenue. Louis Jean-Marie d'Aubenton, dit Daubenton (1716-1800) était membre de l'Académie des sciences depuis 1760.

(C) Voir L6742, 4 juillet 1770. Rousseau écrit à La Tourette qu'il a visité la pépinière de M. Daubenton.

(D) Tschudi aura donc un court échange de correspondance avec Rousseau qui sera interrompu par le départ de ce dernier pour l'Angleterre (L4930, 25 décembre 1765). Tschudi, dans une louange un peu maladroite, déplore cet événement qui met temporairement fin aux activités botaniques de Rousseau et empêche l'exilé de mettre son nom aux côtés de ceux de Linné, Gesner et Pline.

(E) Voir L6374, 5 juillet 1768, où Rousseau se prépare à partir en expédition botanique avec les deux hommes. L'abbé Rozier transmettra ses souvenirs d'expédition au marquis de Girardin dans une lettre écrite après la mort de Rousseau, le 17 juillet 1778 (L7199).

(F) Voir L6897, 16 octobre 1771. Rousseau répondait à une demande de Panckoucke, celui qui publia Voltaire et Buffon. Il semble que ce dernier lui aurait demandé de composer un ouvrage sur les mousses:

D'abord je suis bien éloigné de me sentir capable de la besogne qu'il vous a pris la fantaisie de me proposer, et quand je serois en état de m'en m'en tirer je n'aurois jamais le courage d'entreprendre dans l'anéantissement où je suis une tâche aussi laborieuse que celle qu'on me propose d'embrasser. Puisque vous avez songé aux mousses, les mousses soit: mais n'y ajoutons rien de plus, ni byssus, ni conferva, ni champignons, ni plantes exotiques.

Si M. de Buffon veut bien causer avec moi sur ce sujet et m'instruire de ses vues, tant mieux; guidé par lui j'en serai plus sur de bien aller.

(G) Héraut de Séchelles, Voyage à Montbard, 1785, cité dans Histoire naturelle, Buffon, Folio, 1984.

(H) Voir L6874, 16-07-1771. Il s'agit d'une lettre de Rousseau à André Thouin (1747-1824). Antoine-Laurent de Jussieu (1748-1836), neveu du grand Bernard de Jussieu, avait invité Rousseau à venir le voir par l'entremise de Thouin. On apprend plus tard, dans une lettre à Malesherbes du 17 avril 1772 (L6933), que Rousseau a déjà herborisé avec Bernard de Jussieu (1699- 1777).

(I) Voir L7052, 15-11-1774. Dans cette lettre de Charles-Gilbert Romme à Dubuel, Guettard (1715-1786) s'informait de l'avancement du dictionnaire auprès de Rousseau. Voir aussi L6933, 17-04-72, où Rousseau nomme à Malesherbes quelques auteurs linnéistes et où figure Guettard.

(J) Voir L6874, du 16 juillet 1771. Antoine Laurent de Jussieu devait les accompagner durant l'expédition qu'ils envisagent.

(K) On pouvait apprendre, le 1er septembre 1770, dans une lettre de Bjornstall à Gjorwell (L6777), que Rousseau se proposait d'écrire à Linné.

Le 9 novembre 1770, Linné écrivait à Gjorwell:

J'eusse pourtant été sensible aux propos flatteurs d'un homme aussi grand que Rousseau... (L6807, traduite du suédois)

Plus tard, le 21 septembre 1771, Rousseau écrivait deux lettres. La première (L6892) adressée à Nils Dalberg, médecin du prince Gustav, rencontré lors d'un voyage de ce dernier à Paris (cf. L6841 remarque ii). Il devait servir d'intermédiaire pour porter la seconde lettre (L6891) à Linné. Il s'agissait d'un éloge de Linné et de ses réalisations. On sait que le grand botaniste l'a effectivement reçue, puisqu'elle a été retrouvée dans ses papiers, mais malgré sa "sensibilité aux propos flatteurs", on ne sait pas quelle fut sa réaction.

(L) Pour marquer l'intimité qui unissait Rousseau à la duchesse, notons que celui-ci signait ses lettres au nom de "l'herboriste de la duchesse de Portland" lors de son retour sur le continent. Les nombreuses lettres échangées entre Rousseau et la duchesse figurent en annexe, dans la liste des correspondants, à l'entrée Cavendish Harley Bentick.

A propos des envois de livres anglais, voir le chapitre précédent, sur les sources livresques.

(M) Voir dans la première partie, chapitre 2, point C, l'exposition détaillée des relations entre Rousseau et Du Peyrou.

(N)...pendant la belle saison nous allions au moins une fois la semaine, souvent 2 fois, passer les après-midi lui à herboriser et moi à l'entendre parler de toutes sortes de sujets. (Bernardin de Saint-Pierre, A606)

(O) Les deux lettres à l'abbé de Pramont datent l'une du 13 avril, l'autre de fin avril 1778 (L7162 et L7163). Quelques-unes des annotations faites par Rousseau, qui ne sont pas spécifiquement techniques, ont été recueillies par Leigh en A666.