3.1.1. Ses sources livresques

On peut déjà se faire une idée des sources livresques de Rousseau en parcourant l'introduction du Dictionnaire de botanique. Le travail de présentation et de synthèse que représente cette introduction mérite une mention pour son exhaustivité et son objectivité. On peut certainement affirmer, au vu d'une recherche aussi bien faite, que Rousseau possédait la culture historique de base de tout botaniste scientifique du siècle des Lumières.

Les principaux ouvrages de l'Antiquité et du Moyen-Age, ceux qui forment le corpus de la botanique ancienne, Rousseau les connaissait. Ces livres, comme ceux de Pline ou Dioscoride, avaient encore, malgré leur âge, valeur d'autorité au début du XVIIIème siècle. Il ne faut pas oublier qu'à cette époque le nombre de livres de botanique valables n'était pas très grand et que la botanique en était encore à ses premiers balbutiements véritablement scientifiques. En effet, on a vu plus haut que les érudits commençaient à peine à s'entendre sur un système de classement et une nomenclature uniformisés (A), ce qui créait une incertitude dans le milieu, puisque tous les livres non conformes à la nomenclature ultimement choisie seraient inévitablement écartés. De plus, le nombre encore restreint de découvertes, malgré leur importance, notamment celle de la conversion de gaz carbonique en oxygène par la plante, ne justifiait pas l'abandon de tous les ouvrages anciens. Enfin, il importait de connaître ces vieux traités parce que les auteurs contemporains de Rousseau s'y référaient abondamment. La plupart de ces livres étaient écrits en latin, ce qui ne représentait pas un problème majeur pour Rousseau qui pouvait se débrouiller dans cette langue (B).

De l'Antiquité, pour en revenir aux auteurs anciens, il fallait au moins connaître Dioscoride, médecin grec du premier siècle qui a laissé un traité médical, et Pline l'Ancien, un naturaliste romain du premier siècle, auteur d'une histoire naturelle. Du temps de Rousseau, on ne pouvait plus gu}re trouver à ces textes qu'un intérêt historique.

Au Moyen-Age, les ouvrages principaux ont été écrits par Hildegardes, Myrepsus, Villanova et Suardus (C). Il s'agit, dans la plupart des cas, d'une liste des noms de plantes avec leurs propriétés médicinales. En effet, ce ne sera pas avant le XVIIIème siècle que la botanique sera véritablement dissociée de la médecine. Là encore, le mérite de ces ouvrages se borne à marquer un moment de l'histoire de la botanique.

De la Renaissance, les noms de Clusius, Cordus, Césalpin, Gesner et plus particulièrement ceux de Jean et Gaspard Bauhin ont été retenus. Jean, médecin et naturaliste, a réalisé une Encyclopédie botanique, tandis que son frère, Gaspard, botaniste et anatomiste, tentait une des premières classifications naturelles des plantes. La réalisation de grands recueils et de grands herbiers caractérise plus particulièrement cette période. Ces grands herbiers permettront aux auteurs qui viendront de classer les végétaux en genres et espèces.

Le XVIIème siècle a connu Herman, Ray, Rivin et surtout le grand Tournefort. La postérité s'est souvenu de ce dernier comme étant l'inventeur d'un système de classification utilisant de longues phrases. L'idée était de décrire la plante dans chacun de ses aspects physiques: tige, feuilles, fleur, fruit et disposition les uns par rapport aux autres de ces différents éléments. On croyait tenir là, malgré sa complexité et son maniement malaisé, l'ultime système de nomenclature. Jusqu'à Linné, les auteurs, français pour la plupart, s'en tiendront à ce système. Pour en finir avec le XVIIème, nous dirons que les recueils se poursuivent et que de nombreuses tentatives de classement sont faites. Si les auteurs de cette époque n'ont pas réussi à définir une organisation effective des végétaux, ils ont au moins jeté les bases sur lesquelles Linné va ériger son système.

Le XVIIIème quant à lui, à partir de sa seconde moitié, devient le théâtre de grandes révolutions dans le domaine scientifique et la botanique n'y échappe pas. Fait peut-être un peu négligé malgré son importance, on assiste à la production d'une abondante littérature scientifique, cette fois autant en langue vulgaire qu'en latin. En conséquence, était donnée à un public beaucoup plus vaste la possibilité de s'initier à la science. La plupart de ces livres étaient le fait de petits auteurs de province, qui dressaient un catalogue des plantes poussant dans leurs environs. Rousseau a eu sous la main quelques-uns de ces livres (D). D'autres ouvrages, plus sérieux, rassemblaient des plantes de façon plus exhaustive et tâchaient de les ordonner selon un système de classement donné. Outre celui de Tournefort, le système de Linné comptait parmi les plus fréquemment utilisés. C'est habituellement à ce type de livres que Rousseau se référait (E). Enfin il y avait au XVIIIême siècle des auteurs qui mettaient au point un système de classification simple et définitif. En la sortant de son bourbier inorganisé, on allait enfin permettre à la botanique de s'engager sur la voie du progrès. Ces auteurs, donc, comme Carl von Linné ou Michel Adanson, publiaient, au bout de plusieurs années, le fruit de leurs réflexions et de leurs expérimentations. Rousseau avait acquis de nombreux ouvrages de ce genre. Il était ainsi au fait des plus récentes théories, et les entendait suffisamment pour pouvoir mettre en lumière leurs points forts et leurs faiblesses (F).

Pour ajouter au sérieux de l'apprentissage autodidacte de Rousseau, on remarque, dans sa correspondance botanique, qu'un nombre considérable de lettres sont consacrées à la recherche de livres. Beaucoup de démarches sont entreprises auprès des libraires Duchesne, Guy et Rey; Rousseau leur commande certains titres qu'ils se chargent de lui trouver et de lui expédier. Il confiait parfois quelques commissions à Du Peyrou, dont la fameuse caisse de livres expédiée en Angleterre qui fut la cause de beaucoup d'angoisse (G). Il lui arrivait aussi d'en commander à Brooke Boothby et à François Coindet. De Deluc, Rousseau voulait obtenir des pinceaux, des couleurs et même un microscope, mais il changea d'idée à la dernière minute à propos de cet instrument (H). Sans doute s'est-il rendu compte que l'usage d'un microscope s'adapterait mal à sa pratique ambulante de la botanique. On peut aussi rappeler la requête un peu maladroite faite auprès de Charles-Guillaume d'Ivernois afin d'obtenir les livres de son frère récemment décédé (I). La duchesse de Portland, de son côté, lui faisait régulièrement cadeau d'ouvrages d'auteurs anglais, ce qui a permis à Rousseau de s'initier à ces derniers, sans quoi il les aurait complètement ignorés.

Enfin, il arrivait aussi que Rousseau empruntât des livres. On sait qu'il en avait emprunté un à Mirabeau (J), mais c'est surtout la bibliothèque de Malesherbes, riche en rares ouvrages de botanique, qui a étè l'objet de ses visites (K). La rédaction des Lettres sur la botanique et celle, supposée, du Dictionnaire de botanique sont à peu près contemporaines de ces emprunts. On peut en inférer que les livres de Malesherbes ont servi d'instruments de travail à Rousseau pour rédiger ces documents de vulgarisation.

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NOTES

(A) Voir 1.2.2., où il est question de l'histoire de la botanique au XVIIIème siècle.

(B) Nous avons déjà fait mention de l'apprentissage du latin par Rousseau en 2.1.1.

(C) Une liste complète, fondée sur tous les documents disponibles, est donnée en annexe et on peut y trouver de courtes notices biographiques. Albert Jansen, dans son ouvrage Jean-Jacques Rousseau als Botaniker, édité à Berlin en 1885, s'est donné la peine de faire des recherches assez poussées sur la plupart des auteurs mentionnés par Rousseau. Nous renvoyons à cet ouvrage pour des données biographiques supplémentaires.

(D) Comme celui de Neuhaus, Catalogue raisonné des plantes usuelles en Suisse, celui de Garidel, Histoire des plantes qui naissent aux environs d'Aix, celui de Cochin, Jardin des curieux ou catalogue raisonné des plantes les plus rares et les plus belles ou celui de Dalibard, Florae pariensis prodromus ou catalogue des plantes qui naissent dans la région de Paris.

(E) Parmis ces livres, mentionnons celui de Ray, Synopsis methodica stirpium britannicarum, cadeau de la duchesse de Portland, et surtout ceux de Linné, Genera plantarum et Species Plantarum, qu'il traîne jusqu'à l'Ile Saint-Pierre.

(F) On reviendra, un peu plus loin, sur les critiques faites par Rousseau de quelques-uns de ces ouvrages (chapitre 2, point A qui traitera des positions de Rousseau). On y donnera des exemples de ses jugements sur Linné et Tournefort.

(G) L'odyssée de cette caisse est donné en 1.2.3.

(H) Voir L3744 et 3755. Il a déjà été fait mention de ce microscope en 1.2.3., en particulier la note G.

(I) Il en a déjà été question en 1.2.3.

(J) Voir L5944.

(K) Voir en particulier L6924, où sont énumérés les ouvrages empruntés.