2.3.3. La nature et les femmes

Dans les oeuvres de Rousseau, souvent, la nature et les femmes apparaissent inextricablement liées. En pensant à la nature, il est possible que Rousseau pense aux femmes, mais alors le contraire serait aussi vrai.

Nous allons ici aborder les liens qui rattachent les femmes à la nature. Déjà, nous avons vu, au chapitre précédent, comment la botanique permettait d'atteindre le paradis perdu. Nous avons entrevu aussi que ce dernier était souvent associé au souvenir d'une femme, quand ce n'était pas à des moments de jeunesse heureux. Maintenant, nous allons tenter de mettre en lumière l'association femme-nature. L'importance de cette relation est capitale, puisque la botanique n'est pas autre chose que l'étude de la nature, donc aussi des femmes chez Rousseau. Cela permettra peut-être de mettre à jour certaines connotations érotiques dont semblent empreintes ses descriptions botaniques:

Bref, parlons, nous suggère J. J. Rousseau, des fleurs-femmes comme nous n'avons jamais parlé des femmes. (A)

Commençons par rappeller le témoignage assez éloquent de Donin de Champagneux cité plus tôt:

Je me rappelle que dans une de nos courses d'herborisation ayant aperçu une plante qu'il n'avait pas vue depuis très longtemps, il se met à genoux, la cueille, la porte à sa bouche, lui donne des baisers, et lui fait les mêmes caresses qu'aurait pu exciter une maîtresse qu'il n'avait pas vue depuis le même temps. (B)

Est-ce par simple coïncidence que Donin de Champagneux compare les emportements de Rousseau envers les fleurs à ceux qu'aurait pu provoquer la vue d'une femme aimée? Sûrement non, car Donin, dans ses observations sur Rousseau, semble assez objectif, et il a dû plutôt être frappé par la force de la passion qui pouvait animer Rousseau à la vue d'une fleur.

A travers ses oeuvres autobiographiques et sa correspondance, nous trouvons de nombreux textes qui relatent les moments de sa vie où les femmes ont été en étroite relation avec la nature végétale. Nous serons plus aptes, aprés les avoir parcourues, à estimer la force de l'association entre ces deux éléments.

Dans les Confessions, un morceau qui s'impose de lui-même est celui de l'épisode du cerisier avec mesdemoiselles de Graffenried et Galley. Il commence par une description de la nature, particulièrement belle ce matin là:

L'aurore un matin me parut si belle que m'étant habillé précipitamment, je me hâtai de gagner la campagne pour voir lever le soleil. Je goutai ce plaisir dans tout son charme; c'était la semaine après la St. Jean. La terre dans sa plus grande parure étoit couverte d'herbe et de fleurs; les rossignols presque à la fin de leur ramage sembloient se plaire à le renforcer: tous les oiseaux faisant en concert leurs adieux au printems, chantoient la naissance d'un beau jour d'été, d'un de ces beaux jours qu'on ne voit plus à mon age, et qu'on n'a jamais vus dans le triste sol où j'habite aujourd'hui. (OCI p.135)

Dans un cadre aussi enchanteur, tout élément qui viendrait s'y ajouter, ne pourrait que s'y fondre ou provoquer un violent contraste. L'apparition des deux filles ne se propose pas comme une rupture du charme, bien au contraire:

Je m'étois insensiblement éloigné de la Ville, la chaleur augmentoit, et je me promenois sous des ombrages dans un vallon le long d'un ruisseau. J'entens derriére moi des pas de chevaux et des voix de filles qui sembloient embarassées, mais qui n'en rioient pas moins de bon coeur. [C'étaient mademoiselle de Graffenried et mademoiselle Galley.] (OCI p.135)

Par la suite, les jeunes gens vont faire un pique-nique ensemble. Le dessert, fait de cerises, est un passage célèbre des Confessions:

Après le diné nous fimes une économie. Au lieu de prendre le caffé qui nous restoit du déjeuné nous le gardames pour le gouté avec de la crème et des gâteaux qu'elles avoient apportés, et pour tenir notre appetit en haleine nous allames dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l'arbre et je leur en jettois des bouquets dont elles me rendoient les noyaux à travers les branches. Une fois Mlle Galley avançant son tablier et reculant la tête se présentoit si bien, et je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein; et de rire. Je me disois en moi-même; que mes levres ne sont-elles des cérises! comme je les leur jetterois ainsi de bon coeur? (OCI p.137)

Fort de cette information, il aurait été intéressant d'être à même de pouvoir observer Rousseau contemplant un cerisier. La vue de l'arbre en question, marqué par une association aussi puissante que celle-ci, ne devait certes pas le laisser indifférent.

Protectrice, muse et amante de Rousseau, madame de Warens sera la femme qui aura le plus marqué la vie du grand homme. Son protégé se souviendra avec force détails des circonstances dans lesquelles il l'a rencontrée pour la première fois.

C'étoit un passage derriére sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la separoit du jardin, et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l'Eglise des Cordeliers. Prette à entrer dans cette porte, Made de Warens se retourne à ma voix. (OCI p.49)

Le souvenir d'une personne, chez Rousseau, ne se limite donc pas à l'aspect physique de cette dernière. Elle apparaît plutôt dans un certain cadre, tout aussi important que la personne elle-même. Si les philosophes sont associés à la vie parisienne, Madame de Warens, elle, apparaît dans un décor pastoral. Ainsi, lorsque Rousseau vient de s'établir à Annecy chez sa protectrice et qu'il constate qu'il y "avoit du verd devant mes fenêtres" il remarque:

Je faisois de ce charmant paysage encore un des bienfaits de ma chere patronne: il me sembloit qu'elle l'avoit mis là tout exprès pour moi; je m'y plaçois paisiblement auprès d'elle; je la voyois par tout entre les fleurs et la verdure; ses charmes et ceux du printems se confondoient à mes yeux. Mon coeur jusqu'alors comprimé se trouvoit plus au large dans cet espace, et mes soupirs s'exhaloient plus librement parmi ces vergers. (OCI p.105)

Madame de Warens sera ainsi étroitement associée à la nature végétale. Il ne sera plus possible, pour Rousseau, de les considérer à part, l'un appellant l'autre irrésistiblement. Le souvenir de madame de Warens pourrait être, à lui seul, un motif suffisant pour chercher à se rapprocher de la nature. Mais on verra qu'il y a encore d'autres images de femmes parmi les fleurs que cueille Rousseau.

Il faut remarquer, par l'exemple qui suit, combien les femmes en général, par transposition, sont maintenant associées à la nature. Marion, la petite servante que Rousseau avait injustement accusée, ne peut pas être directement rattachée à des souvenirs pastoraux, mais comme elle lui plaisait quand même, il lui trouvera

une fraicheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes... (OCI p.84)

En fait, il faudrait dire que les femmes qui sont associées à la nature sont celles qui plaisent à Rousseau, peu importe leur origine. Les autres seront décrites en termes beaucoup plus neutres.

L'une des femmes qui a le plus profondément touché Rousseau est, selon ce dernier, madame d'Houdetot. Confirmant notre propos, le souvenir qu'il se rappelle avec le plus de bonheur se déroule au fond d'un jardin:

Il y a près d'une lieue de l'Hermitage à Eaubonne; dans mes fréquens voyages il m'est arrivé quelquefois d'y coucher; un soir après avoir soupé tête-à-tête, nous allames nous promener au jardin par un très beau clair de lune. Au fond de ce jardin étoit un assez grand taillis par où nous fumes chercher un joli bosquet orné d'une cascade dont je lui avois donné l'idée et qu'elle avoit fait éxécuter. Souvenir immortel d'innocence et de jouissance! Ce fut dans ce bosquet qu'assis avec elle sur un banc de gason sous un Acacia tout chargé de fleurs, je trouvai pour rendre les mouvemens de mon coeur un langage vraiment digne d'eux. Ce fut la prémiére et l'unique fois de ma vie; mais je fus sublime, si l'on peut nommer ainsi tout ce que l'amour le plus tendre et le plus ardent peut porter d'aimable et de séduisant dans un coeur d'homme. (OCI p.444)

Etait-ce parce qu'il se trouvait dans un bosquet qu'il a su trouver les mots qu'il fallait dire? Lorsqu'il s'entoure de verdure, Rousseau retrouve alors ses souvenirs les plus doux, et il a peut-être pu s'en inspirer. Rien dans le texte ne permet de l'affirmer, et il s'agit sans doute d'une supposition bien audacieuse. Cet événement, comme tant d'autres, participera à l'intérêt que Rousseau trouvera à la botanique.

De la correspondance de Rousseau, on retient une lettre à Du Peyrou, écrite de Wotton le 19 juillet 1766 (C):

Je vous ai conseillé la botanique, je vous la conseille encore à cause du double profit de l'amusement et de l'exercice, et que quand on a bien herborisé dans les rochers pendant la journée on n'est pas fâché le soir d'aller coucher seul.

Sans chercher à trop vouloir tirer du texte, il est quand même troublant d'imaginer le genre d'exercice qu'est l'herborisation si elle fatigue trop pour permettre les ébats sexuels, ou si elle satisfait déjà en soi. Pour Rousseau, puisqu'il y a, par botanique interposée, double communion avec les fleurs et les femmes, peut-être s'agit-il là d'une occupation pleinement satisfaisante sur le plan physique et sentimental. Dans la même lettre, il dit, un peu plus loin:

Tel curieux analyse avec plus de plaisir une jolie fleur qu'une jolie fille.

Voilà qui est à rapprocher de la remarque de Donin de Champagneux. Sans doute, depuis que la poésie existe, est-il fréquent de comparer les femmes aux fleurs, mais chez Rousseau cette métaphore s'opère d'une façon particulière, et Rousseau prendra plus de plaisir à analyser une jolie fleur, qui lui fera penser à une femme qu'il a aimée, qu'à contempler une jolie fille, qu'il ne connaît pas. On peut aussi se demander si, chez Rousseau, le plaisir de contempler reste à un niveau purement moral ou s'il devient carrément sexuel:

Peut-on confondre sexualité végétale et sexualité animale? Faut-il voir nécessairement dans la description de la sexualité des plantes un reflet des fantasmes de Rousseau? [...] Il est vrai, cependant, que l'homme ne peut interpréter un système sexuel qu'à travers sa propre expérience. Si la sexualité propre de Rousseau reste dans l'ombre, il faut aller l'y chercher. [...] Deux testes [sic (textes?)] courent simultanément dans la 5e promenade, celui du déchiffrement de la nature, et celui du lyrisme, de la poussée de la joie. Et cette poussée dépasse de loin la joie intellectuelle que pourrait donner la contemplation des merveilles de la nature (cf. l'abbé Pluche).(D)

On ne peut affirmer que Rousseau jouissait en cueillant des fleurs, mais il n'en reste pas moins que le lien entre la nature et les femmes est clairement établi. La pratique de la botanique, qui consiste en l'étude de la nature, mène nécessairement aux femmes, ou, du moins, au souvenir des femmes qui sont associées à la nature. Mais cela ne signifie pas que Rousseau a négligé l'aspect scientifique de la botanique, comme nous allons le voir dans la prochaine partie.

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NOTES

(A) Mailhos, Georges, "Sur une page des Rêveries" in Actes du colloque de Nice sur Rousseau et Voltaire, Genève; Slatkine, Paris; Champion, 1979, p.571. (B) A581, Correspondance complète de Rousseau, tome 36. (Le texte original est un imprimé, Fochier I, 1860.) Ce passage est cité plus longuement en II.3.A.

(C) L5295

(D) Sgard, Jean, "Compte-rendu des travaux du groupe 1, [travaux portant sur "Les mots et les fleurs (sur une page des Rêveries)"], Actes du colloque international de Nice sur Rousseau et Voltaire, Genève; Slatkine, Paris; Champion, 1979, p.558.