2.3.2. Les paradis perdus

A travers l'oeuvre de Rousseau, on voit ressurgir de façon régulière un thème qui lui est cher; celui des paradis perdus, d'un âge d'or qui n'est plus. Par botanique interposée, Rousseau cherche à retrouver ces paradis, tantôt imaginaires, tantôt bien réels qu'il a connus ou inventés.

L'écriture provoque et précipite toute la part de l'ombre -la "chute" dans la littérature est à l'origine de toutes les infortunes-, tandis que la botanique fournit, au milieu des malheurs, le succédané du paradis perdu, le retour à la lumière. (A)

Le refuge d'un paradis deviendra d'autant plus nécessaire à Rousseau qu'il aura bientôt à affronter les chimères d'une imagination qui se croit persécutée par tout le genre humain.

Tout se passe comme si, condamné à la solitude par une humanité totalement pervertie, Rousseau pouvait retrouver, par le biais de la botanique, l'idée ou l'image de l'humanité perdue. (B)

Les paradis perdus sont donc d'une importance capitale quand il s'agit de parler de botanique à propos de Rousseau. Il importe de s'en faire une image précise si l'on veut bien comprendre l'état d'esprit de Rousseau s'adonnant à ses herborisations. Ce chapitre sera le lieu d'un inventaire des manifestations littéraires de ce thème à travers ses oeuvres et sa correspondance. Nous allons d'abord parcourir les vrais paradis qu'a pu connaître Rousseau au cours de sa vie, puis nous terminerons avec l'Émile et la Nouvelle Héloïse, où ce thème reçoit un traitement particulier puisqu'il s'agit de lieux littéraires, donc idéalisés.

Il importe de préciser, avant de poursuivre, qu'il y avait, au XVIIIème siècle, deux tendances principales dans l'aménagement des jardins. Le jardin à la française, très courant, s'organisait en allées droites, en plates-bandes régulières et en arbres taillés, tandis que le jardin à l'anglaise, qui se répandait de plus en plus, était fait de sentiers sinueux, de buttes irrégulières et de sources discrètes. Le goût de Rousseau se porte naturellement sur ce dernier.

Au dix-huitième siècle, tout jardin, soit "français" soit "anglais", possède une certaine idéologie enracinée dans sa forme et dans son style. (C)

Alors que le jardin français représente le modèle de l'autorité monarchique centralisée, le jardin à l'anglaise rejette cette idéologie et annonce plutôt les plaisirs bourgeois de la vie privée:

En suivant ces courbes douces et ces sentiers sans but apparent, un promeneur dans un parc anglais peut s'évader (en esprit, au moins), rêver, et surtout se laisser aller aux touchantes émotions provoquées par ces lieux. (D)

Il faut tout de suite écarter l'idée que c'est Rousseau lui-même qui, par ses écrits, aurait introduit, puis imposé les goûts pour les jardins anglais sur le continent. Daniel Mornet, dans son livre le Sentiment de la nature en France (E), a montré que Rousseau n'avait rien apporté de neuf dans les préférences de ses concitoyens; il a seulement concrétisé dans ses écrits les tendances nouvelles en cette matière. En effet, depuis un certain temps, déjà, les bourgeois s'aménageaient de petit cabinets de verdure, plus propices à la vie privée qu'aux rencontres mondaines.

Revenons maintenant à Rousseau qui, tout au long de sa vie, a visité des lieux et des jardins qui peuvent avoir servi à inspirer et concrétiser ce paradis perdu imaginaire.

Bossey, où il a séjourné de 1722 à 1724, a certainement laissé une marque indélébile dans les souvenirs de l'auteur des Confessions. Rousseau a vécu là, avec son cousin, des moments mémorables qu'il a longuement décrits (F). Il était alors âgé d'une dizaine d'années, et son éducation auprès du pasteur Lambercier se faisait dans une ambiance d'insouciance, et dans le cadre d'un paysage majestueux. Plus tard, il y aura moyen de retrouver le même décor pastoral, mais en revanche l'esprit gai et frivole du jeune élève n'y sera plus, et cela constitue une perte. Ainsi, le mythe des paradis perdus ne se forge pas qu'à partir de lieux de verdure, mais aussi et surtout de souvenirs des jours heureux. Voilà qui ajoute à la complexité de la relation qu'entretient Rousseau avec la botanique.

Un peu plus tard, Rousseau se trouve aux Charmettes, où il demeurera, en gros, de 1736 à 1742:

La maison étoit très logeable. Au devant un jardin en terrasse, une vigne au dessus, un verger au dessous, vis-à-vis un petit bois de Chateigners, une fontaine à portée, plus haut dans la montagne des prés pour l'entretien du bétail; enfin tout ce qu'il falloit pour le petit ménage champêtre que nous y voulions établir. (OCI p.224)

La présence de madame de Warens ne compte pas pour rien dans le charme qu'il trouve aux lieux, surtout lorsqu'elle deviendra sa maîtresse. Ces instants qu'il passe en sa compagnie seront les plus doux de sa vie, et il se les remémorera volontiers. D'ailleurs, ne l'entend-on pas s'écrier, lors de son premier séjour à l'Ermitage:

Ah ce ne sont pas encore ici les Charmettes! (OCI p.425)

Cette exclamation nous laisse croire que les Charmettes sont devenues un point de référence, un idéal à retrouver et dont Rousseau se sent déchu. C'est aussi un lien entre les paradis perdus, les femmes, dont nous parlerons au chapitre suivant, et la botanique qui servira de catalyseur à tous ces souvenirs. En effet, on se souvient que madame de Warens herborisait afin de ramasser des ingrédients pour ses drogues. Par le biais d'un jeu d'association assez évident, la botanique serait devenue le moyen de renouer avec les fantômes du passé.

Passons maintenant à l'Ermitage. Rousseau y séjourne de 1756 à 1757 (G). Le lieu n'a rien d'extraordinaire en soi, excepté qu'il marque le retour de Rousseau à la nature. Voilà toujours un morceau de son passé de retrouvé. Dans l'une des quatre lettres qu'il écrit à Malesherbes, Rousseau s'attarde à décrire longuement les alentours de l'Ermitage:

J'allois d'un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu desert ou rien ne montrant la main des hommes n'annonçat la servitude et la domination, quelque azile ou je pusse croire avoir pénétré le premier et où nul tiers importun ne vint s'interposer entre la nature et moi. C'étoit là qu'elle sembloit déployer à mes yeux une magnificience toujours nouvelle. L'or des genets, et la pourpre des bruyeres frapoient mes yeux d'un luxe qui touchoit mon coeur, la majesté des arbres qui me couvroient de leur ombre, la delicatesse des arbustes qui m'environnoient, l'étonante varieté des herbes et des fleurs que je foulois sous mes pieds tenoient mon esprit dans une alternative d'observation et d'admiration: le concours de tant d'objets interessans qui se disputoient mon attention, m'attirant sans cesse de l'un a l'autre favorisoit mon humeur reveuse et paresseuse, et me faisoit souvent redire en moi meme, non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vétu comme l'un d'eux.

Mon imagination ne laissoit pas longtems deserte la terre ainsi parée. Je la peuplois bientôt d'etres selon mon coeur, et chassant bien loin l'opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportois dans les aziles de la nature des hommes dignes de les habiter. Je m'en formois une société charmante dont je ne me sentois pas indigne. Je me faisois un siecle d'or à ma fantaisie et remplissant ces beaux jours de toutes les scenes de ma vie qui m'avoient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon coeur pouvoit désirer encore, je m'attendrissois jusqu'aux larmes sur les vrais plaisirs de l'humanité, plaisirs si délicieux si purs et qui sont desormais si loin des hommes. (H)

Le principale qualité que Rousseau semble trouver à ces espaces verts, c'est leur virginité. Libre à lui d'y faire vivre qui bon lui semble, d'en faire un lieu à sa fantaisie. Personne, de ses créatures, ne cherchera à le persécuter ni à lui faire du mal. Voilà qui sera une puissante consolation lorsque viendront des années plus amères.

Après s'être brouillé avec madame d'Epinay, Rousseau va s'établir auprès du maréchal de Luxembourg au Petit-Château de Montmorency. Il s'y installe en 1757, mais doit quitter précipitamment les lieux en 1762, pour éviter d'aller en prison. Il semble que son séjour ait été particulièrement agréable, puisqu'il écrit de ce parc, dans ses Confessions:

C'est dans cette profonde et délicieuse solitude qu'au milieu des bois et des eaux, aux concerts des oiseaux de toute espéce, au parfum de la fleur d'orange je composai dans une continuelle extase le cinquième livre de l'Émile dont je dus en grande partie le coloris assez frais à la vive impression du local où je l'écrivois. (OCI p.521) (I)

Il est aussi fait mention du jardin de Colombier, mais uniquement dans deux lettres au comte maréchal d'Ecosse. Rousseau y serait allé aux alentours de 1763. Voici ce qu'il en dit, le 25 mars 1764, alors qu'il habite à Môtiers:

J'y reverrai [à Colombier] du moins ce jardin, ces allées, ces bords du lac où se sont faites de si douces promenades, et où vous devriez venir les recommencer pour réparer du moins, dans un climat qui vous étoit salutaire l'altération que celui d'Edimbourg a fait à vôtre santé. (L3191)

L'autre lettre, datée du 20 juillet 1766, qui fait aussi allusion à ce jardin ne nous en apprend pas plus, sinon que Sultan, le chien de Rousseau, aimait "le fourrager un peu".

En 1764, Rousseau séjourne à l'île Saint-Pierre. On sait quelle place particulière elle occupe au sein des Rêveries, la cinquième promenade lui étant entièrement consacrée. Cela tient en ce que Rousseau, lors de son séjour, a eu le temps de se souvenir. Il a eu tout le loisir de laisser vagabonder son esprit et de le peupler de souvenirs choisis. Voilà pourquoi cet endroit deviendra, pour lui, un paradis, retrouvé puis perdu encore puisqu'il sera chassé de l'île en octobre 1765.

L'Isle dans sa petitesse est tellement variée dans ses terrains et ses aspects qu'elle offre toutes sortes de sites et souffre toutes sortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets et bordés d'arbrisseaux de toute espéce dont le bord des eaux entretient la fraicheur; une haute terrasse plantée de deux rangs d'arbres borde l'Isle dans sa longueur, et dans le milieu de cette terrasse on a bâti un joli salon où les habitans des rives voisines se rassemblent et viennent danser les dimanches durant les vendanges. [...] Mais une de mes navigations les plus fréquentes étoit d'aller de la grande à la petite Isle, d'y débarquer et d'y passer l'après-dinée tantot à des promenades très circonscrites au milieu des Marceaux, des Bourdaines, des Persicaires, des arbrisseaux de toute espéce, et tantot m'établissant au sommet d'un tertre sabloneux couvert de gazon, de serpolet, de fleurs, même d'esparcette et de treffles qu'on y avoit vraisemblablement semé autrefois... (OCI p.1041 et 1044)(J)

Une île a la particularité d'être isolée du reste du monde. Cela lui confère déjà un statut de paradis pour un Rousseau qui se sent persécuté par ses semblables, les hommes:

Le succès des Rêveries, commençant par cet `accord unanime' qui a proscrit `le plus sociable et le plus aimant des humains'(i.995), a été de reconstruire un espace où Rousseau s'est trouvé libéré de ses persécuteurs. Cette île où il fait bon vivre, c'est d'abord Jean-Jacques, réconcilié avec lui-même. (K)

Dorénavant, les paradis seront les lieux où il pourra, en toute tranquillité, se souvenir. Et les endroits les plus propices à ces remémorations, ce seront les jardins et la nature, partout où il y aura de la paix et de la verdure.

Nous allons maintenant aborder l'aspect purement littéraire des paradis perdus. L'Elysée de Julie et le jardin d'Émile sont des représentations fictives et idéalisées d'un endroit non pas dédié à la culture ou à la beauté formelle, mais propice à la rêverie. Rousseau fait lui-même un renvoi à une source littéraire dont il s'est inspiré.

En sortant du Palais on trouve un vaste jardin de quatre arpens enceint et clos tout à l'entour, planté de grands arbres fleuris, produisans des poires, des pommes de grenade et d'autres des plus belles espéces, des figuiers au doux fruit, et des oliviers verdoyans. Jamais durant l'année entiére ces beaux arbres ne restent sans fruits, l'hiver et l'été la douce haleine du vent d'ouest fait à la fois noüer les uns et meurir les autres. On voit la poire et la pomme vieillir et sécher sur leur arbre, la figue sur le figuier et la grape sur la souche. La vigne inépuisable ne cesse d'y porter de nouveaux raisins; on fait cuire et confire les uns au soleil sur une aire, tandis qu'on en vendange d'autres, laissant sur la plante ceux qui sont encore en fleur, en verjus ou qui commencent à noircir. A l'un des bouts, deux quarrés bien cultivés et couverts de fleurs toute l'année sont ornés de deux fontaines, dont l'une est distribuée dans tout le jardin, et l'autre, après avoir traversé le Palais est conduite à un bâtiment èlevé dans la ville pour abreuver les çitoyens.

Telle est la description du jardin royal d'Alcinoüs, au septième livre de l'Odyssée; jardin dans lequel, à la honte de ce vieux rêveur d'Homère et des princes de son temps, on ne voit ni treillages, ni statues, ni cascades, ni boulingrins. (L)

Fort de cette autorité, Émile pourra s'exclamer:

Le beau lieu! s'écrie Émile plein de son Homére et toujours dans l'enthousiasme; je crois voir le jardin d'Alcinoüs. (OCIV p.783) (M)

Rousseau, au moment où les moeurs changent, comme on l'a vu dans la première partie, décrit ce jardin en conformité avec ses propres goûts, qui sont aussi, par hasard, ceux de sa génération.

Voyons l'Elysée maintenant. Des passages en ont déjà été donnés, aussi n'allons nous pas les reciter en entier (N). On peut considérer ce jardin comme la transposition terrestre d'un paradis mythique. Ce que Rousseau a pu imaginer dans ses rêveries en fait de jardins, il a tenté de le concrétiser ici au moyen des végétaux qu'il connaissait et qu'il a tenté de disposer de la façon la plus esthétique possible, non pas dans le but de servir la beauté ou la nécessité, mais de favoriser le rappel des souvenirs. Les jardins ne sont plus seulement des lieux dont on se souvient, ils deviennent aussi le stimulus de la remémoration, et c'est là toute leur richesse et leur complexité.

Paradis perdus et botanique fusionnent dans la cinquième et la septième promenades. La meilleure façon de parcourir un paradis essentiellement végétal, n'est-ce pas de se livrer à l'étude de la botanique? Cette raison pourrait, à elle seule, être suffisante pour expliquer la propension de Rousseau à s'adonner à cette science aimable.

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NOTES

(A) Prado Jr, Bento, "JJR entre les fleurs et les mots", in Actes du colloque de Nice sur Rousseau et Voltaire, Genève; Slatkine, Paris; Champion, 1979, p.616.

(B) Idem, p.631.

(C) Conroy Jr, Peter V. "Le jardin polémique chez J.-J. Rousseau" in CAIEF XXXIV, mai 1982, p.91.

(D) Idem p.92.

(E) Mornet, Daniel, le Sentiment de la nature en France au XVIIIème siècle, Burt Franklin, New-York, 1971, réédition de 1907.

(F) OCI p.12-14. Plusieurs extraits concernant Bossey ont déjà été cités en 1.1.1.

(G) OCI p.936. Voir l'extrait cité en 1.1.1.

(H) (à Malesherbes, Montmorency, 26 janvier 1762, L1650)

(I) Des passages plus long sur le parc de Montmorency ont déjà été cités en I.1.A.

(J) On trouve aussi dans les Confessions une description qui ressemble beaucoup à celle des Rêveries. Nous la donnons ici pour permettre la comparaison:

L'Isle de St. Pierre, appellée à Neufchâtel l'Isle de la Motte au milieu du lac de Bienne a environ une demie-lieue de tour; mais dans ce petit espace elle fournit toutes les principales productions necessaires à la vie. Elle a des champs, des près, des vergers, des bois, des vignes, et le tout à la faveur d'un terrain varié et montagneux forme une distribution d'autant plus agréable que ses parties ne se découvrant pas toutes ensemble se font valoir mutuellement, et font juger l'Ile plus grande qu'elle n'est en effet. Une terrasse fort élevée en forme la partie occidentale qui regarde Gleresse et la Bonne-Ville. On a planté cette terrasse d'une longue allée qu'on a coupé dans son milieu par un grand sallon où durant les vendanges on se rassemble les Dimanches de tous les rivages voisins pour danser et se réjouir. Il n'y a dans l'Ile qu'une seule maison, mais vaste et comode où loge le Receveur et située dans un enfoncement qui la tient à l'abri des vents.

A cinq ou six cents pas de l'Ile est du coté du sud une autre Ile beaucoup plus petite, inculte et déserte, qui paroit avoir été détachée autrefois de la grande par les orages et ne produit parmi ses graviers que des saules et des Persicaires, mais où est cependant un tertre élevé, bien gazonné et très agréable. La forme de ce lac est un ovale presque régulier. Ses rives, moins riches que celles des lacs de Genève et de Neufchâtel, ne laissent pas de former une assez belle décoration, surtout dans la partie occidentale qui est très peuplée, et bordée de vignes au pied d'une chaine de montagnes, à peu près comme à Côte-rotie, mais qui ne donnent pas d'aussi bon vin. (OCI p.637-638)

(K) Saint-Amand, Pierre, "Rousseau contre la science: l'exemple de la botanique dans les textes autobiographiques", in Studies on Voltaire, CLXXXII, 1979, p.166.

(L) Homère cité en note par Rousseau, OCIV p.783-784.

(M) De nombreux passages de l'Émile ont déjà été donnés en I.1.B.

(N) De nombreux passages de la Nouvelle Héloïse ont déjà été donnés en I.1.B. (OCII p.472-473)