2.1.2. Le vocabulaire des fleurs

Après avoir exploré plus spécifiquement le langage scientifique, il faut maintenant s'interroger sur l'attitude de Rousseau vis-à-vis de l'écriture, dans les textes où il est question de botanique.

Rousseau éprouvait certaines contraintes à manier les mots qui, altérés par une utilisation littéraire dénaturée et standardisée, auraient, selon lui, perdu leur vitalité d'origine, vitalité qui les associait pleinement à leur référent:

With the coming of clarity and conventionalisation, which, with Classicism, had in France reached a kind of late seventeenth-century apotheosis, language (and especially written language) Rousseau seems to argue, had lost its immediacy, its music, its poetry. When, thus, in the Rêveries, Rousseau comes to seek out lyrical terms in which to describe the flowers and other phenomena of the natural world, he has at his disposal only the commonplace inventory of images: `Brillantes fleurs, email des près, ombrages frais, ruisseaux, bosquets, verdure...'(cited above) which derive directly from a classical, arcadian tradition and which a century as prosaic as the eighteenth century, cut itself off from its primeval sources, and the art of poetry had become reduced to a sterile and mechanical exercise. (A)

Rousseau rêve de rétablir une sorte de langage primitif. Le cas de la botanique est intéressant, puisque, comme on l'a vu au chapitre précédent, avec le vocabulaire scientifique, un mot ne désigne qu'un objet. Ce mot, encore vierge par sa nouveauté, si l'on peut dire, n'évoque rien de plus que sa dénotation. Un des plaisirs que Rousseau pensait peut-être atteindre avec la botanique serait de parvenir, au moyen de quelques mots énoncés, à l'exactitude même de l'objet décrit. En ce sens, le langage scientifique de la botanique devait lui sembler prometteur. Cela explique peut-être qu'il se soit servi si librement des noms latins dans sa correspondance et jusque dans ses Rêveries. Libre à lui, comme on le verra plus loin dans cette deuxième partie, de greffer à chacune des plantes évoquées par ces noms les connotations que bon lui semble. En effet, à l'intérieur de ce jargon particulier, les mots sont dépouillés de connotations, ce qui leur donne bien peu de saveur et d'attrait. Rousseau utilisera ces noms comme des pellicules photographiques, y exposant des moments heureux, comme le souvenir d'une personne ou d'une promenade. Le point trois de cette partie est entièrement consacré à ce processus.

A côté de cette recherche langagière, on remarque aussi l'utilisation systématique des oppositions entre termes dans les constructions de Rousseau. Cela est particulièrement vrai pour la plupart des textes où il est question de botanique. Des recherches ont déjà été menées sur cet aspect de l'écriture de Rousseau:

Le texte que nous examinerons par la suite [une page de la cinquième promenade des Rêveries] est construit sur un système binaire et le dédoublement de celui-ci, système qui est au coeur de toute la pensée (philosophie, politique, linguistique etc.) de notre auteur. [...] Le système binaire (tel qu'il se réflète dans le texte):
- travail / paresse, amusement, oisiveté, retraite (ROUSSEAU prend congé" de son siècle).
- mouvement / repos
- bonheur factice / vrai bonheur, délices (à contraster avec l'article "Délicieux" de l'Encyclopédie), ravissement, extase
- paperasses, bouquinerie - fleurs
- identification (Linné, La Fontaine, etc.) / opposition (Français, mondains, le siècle)
- existence - vivre
- écriture - mots
- l'ordre naturel perverti - l'ordre naturel des choses
- la chute - l'origine (B)

Rousseau veut sans doute mieux faire sentir ses plaisirs en les faisant contraster avec ses propres déplaisirs, et mieux goûter son bonheur en le confrontant à ses malheurs. La botanique, telle qu'il l'entend, sera opposée à la botanique des apothicaires. L'étude de la flore sera louée au détriment de celle de la faune, trop difficile à observer et à celle des minéraux, trop éloignée de la nature vivante. Cette opposition joue parfois dans les textes comme le Dictionnaire, ou les Lettres sur la botanique, mais elle constitue presque une structure dans les textes à caractère autobiographique. La pratique de l'étude des plantes, devenue un moment de bonheur privilégié dans la vie de Rousseau, évoluera en nécessité affective, un peu comme l'accoutumance à une drogue. Il ira de soi, pour Rousseau, de recourir à la botanique afin de l'opposer à tout ce qu'il n'aime pas.

Enfin, ce n'est peut-être qu'un détail mais il a toute son importance, il semblerait que la myopie de Rousseau ait joué un rôle dans son écriture:

Ainsi, à propos de la Pervenche, madame de Warens a tout de suite discerné les corolles à cinq pétales, les tiges souples, les feuilles en ovale aigu. Seul son compagnon [Rousseau] n'y a vu que du bleu" -c'est le cas de le dire-, des taches dans du vert assez sombre, d'une couleur si singulière qu'elle n'a d'autre nom que celui de la fleur, et c'est l'association des deux teintes en contraste dans la "station" florale qui a déclenché trente ans après le mécanisme de la mémoire. (C)

La myopie serait peut-être en partie responsable du choix de la botanique comme passe-temps, à la place de la zoologie par exemple, ou de l'astronomie, où il faut de bons yeux. L'avantage de la botanique étant qu'on peut amener à soi l'objet à observer, Rousseau n'avait pas à hésiter.

Cette faiblesse de la vue peut d'abord favoriser la rêverie aux dépens de l'observation. Restreignant le cercle des objets distincts, elle illimite les contours pour tout ce qui est éloigné, par exemple les astres, qui apparaissent dans un halo flou. (D)

Le principal impact que l'on peut attribuer à la myopie sur l'écriture de Rousseau est le suivant:

...Rousseau n'a jamais perdu ce privilège moins évident des myopes, la perception globale des masses, des accords et des contrastes. (E)

Ainsi, la découverte de la botanique par Rousseau aurait transformé la vision de masse qu'il avait des objets auparavant en vision de détail.

...fixant mon attention sur les objets qui m'environnoient [un instinct] me fit pour la première fois détailler le spectacle de la nature, que je n'avois guére contemplé jusqu'alors qu'en masse et dans son ensemble. (OCI p.1062)

L'implication pour son écriture aurait pu être énorme, mais Rousseau avait déjà, à ce moment, composé la plupart de ses ouvrages. Ensuite, il écrira sur la lancée du souvenir, donc de sa vision de masse antérieure, les Confessions, les Dialogues et les Rêveries. Seuls les Lettres sur la botanique et le Dictionnaire de botanique semblent avoir été écrits selon une vision du détail. On pourrait donc affirmer qu'il y a, chez Rousseau, deux approches de la botanique; celle du souvenir, que l'on retrouve dans les textes à caractère autobiographique, et celle du détail, que l'on retrouve dans les écrits scientifiques.

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NOTES

(A) Scott, David, "Rousseau and flowers. The poetry of botany", in: Studies on Voltaire CLXXXII ('79), p.80.

(B) Barthel, Marie-Louise, "Pour une vraie promenade aux champs", in: Actes du colloque de Nice sur Rousseau et Voltaire, Genève; Slatkine, Paris; Champion, 1979, p.560-1.

(C) Planche, Alice, "Les fleurs du rêve et le regard du myope", in: Actes du colloque de Nice sur Rousseau et Voltaire, Genève; Slatkine, Paris; Champion, 1979, p.588.

(D) Idem p.587.

(E) Idem p.590.