2.1.1. La nomenclature scientifique

Rousseau, à partir de 1762, aborde pour la première fois la botanique selon une approche scientifique. Il s'y adonne d'abord en amateur, mais les livres de référence qu'il acquiert et utilise, ainsi que les contacts qu'il établit avec des herboristes de métier le placent rapidement à la fine pointe des connaissances scientifiques en botanique. Rousseau, dès lors, envisage la botanique autrement et, désormais, lorsqu'il aura à parler de plantes et de fleurs, il va accorder son écriture aux avantages et aux contraintes de la précision scientifique. Nous allons maintenant nous pencher sur les particularités de la nomenclature scientifique afin de voir comment elles peuvent avoir influé sur l'écriture de Rousseau.

Un objet nommé sans ambiguïté facilite grandement les échanges entre chercheurs, donc contribue à l'avancement des sciences. On obtient la clarté scientifique lorsque chaque mot n'a qu'un seul sens et que chaque chose n'a qu'un seul nom. Un poète ne sera pas à l'aise avec un tel langage, aux possibilités trop limitées, mais un pédagogue appréciera ce véhicule de la pensée où seule compte la communication effective. Si le langage scientifique n'enrichit pas le code de la langue il permet, en revanche, un échange beaucoup plus efficace.

Traiter un sujet selon les exigences de la science, même avec un lexique précis, cela implique une écriture très descriptive, et cela est d'autant plus vrai pour le XVIIIème siècle qu'à cette époque les illustrations accompagnant les textes sont rares et coûtent cher. L'auteur ne doit pas hésiter à multiplier les explications, à user d'expolitions, tout cela dans le but de donner à voir le sujet de son étude en éliminant le plus possible les confusions.

La transmission des connaissances au XVIIIème siècle présente une particularité qu'il importe de mentionner. Depuis l'établissement de l'empire romain, en Europe, le latin est resté la langue de la connaissance universelle et de la science. On ne s'exprimait pas autrement dans les universités, et la plupart des ouvrages sérieux sur la science, donc sur la botanique, étaient écrits en latin. Comme les érudits communiquaient entre eux en latin, il était normal que, dans le cercle encore restreint des naturalistes, l'on désigne dans cette langue les objets d'étude, les plantes dans le cas de la botanique. Cette pratique, heureusement, a été conservée, et la nomenclature scientifique, qui se voulait universelle, ne pouvait faire un meilleur choix en ayant recours au latin. Les auteurs d'ouvrages savants s'attendaient donc à ce que leur lecteur fût latiniste. Heureusement pour Rousseau, le latin ne lui est pas trop étranger, comme il l'écrit à Jessop, de Spalding, le 13 mai 1767:

Il ne me reste de cette langue [le latin] qu'autant qu'il en faut pour entendre les phrases de Linnaeus. (A)

C'est auprès de madame de Warens, aux Charmettes, que Rousseau, en autodidacte, s'est initié aux rudiments du latin et ses efforts ne semblent pas avoir été vains:

A force de tems et d'exercice je suis parvenu à lire assez couramment les auteurs latins, mais jamais à pouvoir ni parler ni écrire dans cette langue;... (OCI p.239) (B)

La maîtrise du latin s'avère donc indispensable pour l'étude des plantes, et l'anecdote suivante, qui a lieu pendant l'une des courses botaniques de Rousseau, permet de juger des difficultés rencontrées par les botanistes amateurs ne sachant pas cette langue:

Mais ces deux messieurs [Du Peyrou et le colonel de Pury] ne savoient pas le latin; ils furent obligés d'avoir recours à moi; je leur traduisis les observations sur le règne végétal, qui sont à la fin du volume. Ce furent pour moi deux jouissances, celle de l'amour-propre et celle de la vengeance; je devenois leur professeur; je triomphois et me vengeois en même temps des deux ou trois mois d'ennui qu'ils m'avoient donné en parlant sans cesse de botanique avec Rousseau. (C)

Linné, dans son système de classification, s'est servi du latin pour attribuer aux plantes des noms génériques et spécifiques. Rousseau qui, on le sait, est un fervent admirateur de Linné, introduira ces noms, entre autres, dans la deuxième et la septième promenade des Rêveries:

L'une [des deux plantes] est la Picris hieracioides de la famille des composées, et l'autre le Bupleurum falcatum de celle des ombelliféres. Cette decouverte me réjouit et m'amusa très longtems et finit par celle d'une plante encor plus rare et sur tout dans un pays élevé, savoir le cerastium aquaticum, [...] (OCI p.1003)

Là je trouvai la Dentaire heptaphyllos, le ciclamen, le nidus avis, le grand laserpitium et quelques autres plantes qui me charmèrent et m'amusèrent longtems." (OCI p.1071)

Il ne faut pas oublier aussi toute la correspondance, les Lettres sur la botanique, le Dictionnaire de botanique où les noms scientifiques des plantes sont abondamment utilisés.

Nous analyserons plus longuement ces deux derniers textes dans la troisième partie, en faisant intervenir l'éclairage que nous venons d'apporter.

Retourner à la table des matières
Lire la section suivante

NOTES

(A) L5852.

(B) Par contre, il écrit aussi:

J'étois destiné, comme on verra dans la suite, à rapprendre souvent le latin et à ne le savoir jamais. (OCI p.97)

Mais Rousseau saura toujours se débrouiller pour lire ses arides livres de botanique.

(C) Souvenirs d'Escherny, cités dans la Correspondance complète de Rousseau éditée par R. A. Leigh, Tome 26, document A413. L'anecdote a lieu durant l'été de 1765.