1.2.1. Le contexte de l'époque

Dans un ouvrage fouillé, le Sentiment de la nature en France de Jean-Jacques Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre (A), Daniel Mornet tente d'illustrer un changement dans les moeurs qui s'est produit vers les années 1750. Ce travail de recherche s'appuie sur une bibliographie des plus impressionnantes, car comme l'explique l'auteur dans sa préface, une étude sociologique de ce genre se fonde sur la quantité des documents plutôt que sur leur qualité. Sans ce livre, il n'aurait pas été possible de présenter le présent chapitre, car il aurait fallu refaire ce colossal dépouillement d'informations.

Dans le tableau qu'il nous brosse de la deuxième moitié du XVIIIème siècle, Daniel Mornet dégage un mouvement général de retour à la nature, plus précisément un retour aux valeurs rurales qu'on avait mises de côté depuis le grand siècle. On se découvre un goût nouveau pour le rustique et l'on commence à se passionner pour tout ce qui a rapport à la vie champêtre, autant en littérature qu'en peinture (B). Ce sont des poésies pastorales comme l'Astrée (C) qui ont contribué, par leur popularité, à l'établissement de ces goûts nouveaux, en servant de modèle et d'inspiration. Plus tard, les lettres en général vont suivre cette évolution des moeurs et s'adapteront à ce changement de mentalité.

On aspire, par la contemplation du spectacle de la nature, à se pénétrer d'un sentiment de paix tranquille et de bonheur. En effet, on est maintenant las des discussions de salon et de la froideur des raisonnements philosophiques, qui ne procurent aucune satisfaction véritable. On cherche à s'éloigner un peu de ces activités mondaines, et ceux qui en ont les moyens achètent une résidence secondaire afin d'y séjourner de temps en temps. A cause de cet exode rural, les maisons de campagnes se multiplient. La dernière mode est aux promenades, qui doivent se faire dans les bois et près des ruisseaux plutôt que dans les rues étroites de la ville.

En ce qui a trait à l'aménagement paysager, on découvre les jardins chinois et anglais, moins artificiels que les jardins français, soumis à l'équerre. Si le jardin français par sa magnificence, rehausse le prestige d'un édifice et de son propriétaire, le jardin anglais, lui, convient mieux aux petits aménagements bourgeois et permet de goûter aux plaisirs de la vie privée.

Dans la même perspective de retour aux choses de la nature, l'agriculture devient un sujet de conversation en vogue entre gens du monde. Une nouvelle marotte fait fureur: l'agromanie. Comme jamais auparavant, de 1750 à 1760, on trouve dans les librairies livres et traités, dans les journaux méthodes et expériences liés à l'agriculture. La curiosité pour l'agriculture contribue aussi à renforcer l'engouement généralisé pour le rustique dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle. (D)

Tous ces facteurs, mis ensemble, créent un puissant mouvement que l'on désigne par le sentiment de la nature. Rousseau quant à lui, n'en est pas l'initiateur, mais il n'y échappe pas non plus. Indiscutablement, ce n'est pas sous l'influence des goûts de Jean-Jacques que l'opinion s'est transformée, car elle était déjà en train de changer alors qu'il commençait à peine à être connu. Par contre, l'Émile et la Nouvelle Héloïse précipitent le mouvement et imposent les formes propres à la littérature rustique. C'est pourquoi, dans les romans qui paraîtront par la suite, les montagnes de Suisse, décor familier de Julie, deviendront un lieu privilégié de promenade et de rêveries romantiques. Rousseau fut, pour l'opinion, celui qui concrétisa le changement en cours, celui qui proposa le refuge des douces émotions à ceux que lassait la froideur du raisonnement. Il apporta à la transformation des moeurs la collaboration de son génie. Quant à savoir, maintenant, jusqu'à quel point Rousseau a lui-même pu être influencé par la vogue du rustique, cela reste difficile à évaluer. Rousseau suivait peut-être tout simplement les inclinations naturelles de son coeur et non la mode de l'époque quand il décidait d'aller s'installer à l'Ermitage, mais le mouvement existait et il n'a pas pu l'ignorer.

Dans un autre livre, les Sciences de la nature en France au XVIIIème siècle (E) Daniel Mornet nous décrit, d'une façon plus spécifique que dans le précédent ouvrage, l'engouement des gens pour les merveilles de la nature et pour les fossiles. Il s'agit, cette fois, d'approcher la nature par le biais des sciences. Encore une fois, c'est un livre qui favorise ce goût nouveau, le Spectacle de la nature de l'abbé Pluche, l'un des livres les plus populaires du début du XVIIIème siècle. Il sera suivi, à partir de 1744, de l'Histoire naturelle de Buffon. Cette fois, le talent se mêle à la vulgarisation, ce qui relègue l'abbé Pluche aux oubliettes tout en donnant un nouveau regain aux sciences de la nature. Les lecteurs y trouvent un accommodement entre le plaisir de contempler et celui d'apprendre. Désormais, l'histoire naturelle a ses entrées dans les salons, il est de bon ton d'y faire preuve d'érudition scientifique et de suivre des cours. Buffon, par son talent, peut se vanter d'avoir introduit la science dans la littérature. Après lui, ce sera un phénomène courant que de parler de science dans les lettres. La popularité des sciences naturelles est telle qu'elle remet en cause l'éducation traditionnelle. Dorénavant, on l'enseignera dans les écoles. La botanique, quant à elle, gagne rapidement du terrain parce qu'elle a le mérite de détailler le spectacle de la nature tout en étant accessible à la plupart des gens.

A côté de cela, se développe la méthode scientifique des naturalistes qui a quelque chose de révolutionnaire; on se débarrasse de la scholastique et on choisit l'expérience, on remplace l'hypothèse par les faits, bref, l'observation devient plus importante que la spéculation. Les sciences naturelles étaient très liées à la philosophie expérimentale mise de l'avant par Diderot, et on se rendait bien compte qu'on ne pouvait guère faire de progrès autrement. Evidemment, l'Eglise s'en est mêlée et a tenté de réfuter Buffon, notamment en ce qui avait trait à la formation de la terre, en s'appuyant sur les écrits de la Bible. Petit à petit, les scientifiques en viennent à penser qu'effectivement il faut d'abord faire des recherches puis essayer après coup d'y greffer les lumières de la Foi, et non le contraire. Un tel changement de mentalité a eu des conséquences énormes et a permis à la science de faire tous les progrès que nous connaissons maintenant.

Passons, dés à présent, à un bref historique de l'évolution de la botanique au XVIIIème siècle, avant et pendant que Rousseau s'y adonne. Ce tour d'horizon ainsi complété, nous pourrons aborder de plain pied l'étude de la botanique dans l'oeuvre de Rousseau.

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NOTES

(A) Mornet, Daniel le Sentiment de la nature en France au XVIIème siècle, Burt Franklin, New-York, 1971, réédition de 1907.

(B) Les tableaux de Fragonard, Boucher et Chardin, entre autres, sont caractéristiques de ce nouvel état d'âme.

(C) L'Astrée, roman pastoral d'Honoré d'Urfé, publié en cinq parties de 1607 à 1628.

(D) La lettre L399 de Saint-Lambert, que nous avons vue dans le chapitre précédent, semble constituer une manifestation d'agromanie qui correspond bien aux symptômes que décrit Daniel Mornet.

(E) Mornet, Daniel Les sciences de la nature en France au XVIIIème. Arnaud Colin, Paris, 1911.