3.2.2. Possibilités de faire avancer la botanique

En ce siècle des Lumières, caractérisé par les bilans et les progrès scientifiques, Rousseau a envisagé plusieurs façons de participer au développement de la botanique. L'une des tâches à laquelle il s'est attelé est la synonymie (A). Au stade où en était la botanique, il n'était plus question, surtout après Linné, d'introduire un nouveau système de classement ou une nouvelle nomenclature. Par contre, il restait à accomplir un énorme travail de synonymie, qui permettrait d'harmoniser les appellations de tous les livres. Cependant, comme le temps passait et que la botanique progressait, les anciens ouvrages se périmaient, tandis que les nouveaux adoptaient d'emblée la nomenclature de Linné. A long terme, ce travail de synonymie n'avait donc aucune utilité. De plus, Rousseau n'ayant jamais publié le fruit de son labeur, son travail n'a pu profiter qu'à lui. C'est peut-être dans le but de simplifier cette tâche, qu'il avait commencé à mettre au point un système de signes représentant les familles et les caractéristiques des végétaux. Ces notations, accompagnant un nom de plante, devaient servir à faciliter son identification, et sans doute aider à établir une synonymie entre les noms donnés par les auteurs différents (B).

L'exploration est un autre aspect de la recherche dont Rousseau a tâté. Par exploration, on entend ici autant les grandes randonnées pédestres que les voyages autour du monde. On se rappelle qu'une des premières grandes tâches de la botanique, en vue de son établissement comme véritable science moderne, était le rassemblement des plantes dans de grands herbiers, condition préalable de leur classement. Leur désignation selon le système de Linné n'aurait pas pu se faire sans cela. Joseph Dombey, qui laissa son herbier à Rousseau (C), parcourait le globe et constituait des herbiers aussi riches qu'exotiques. Un peu à l'instar de ce dernier, Rousseau avait envisagé un instant d'aller s'installer sur une île située sous de chaudes latitudes et d'y recenser les plantes (D). Peut-être parlait-il sérieusement, mais il est plus probable que son esprit obsédé cherchait moins un terrain de recherche qu'un endroit tranquille qui lui aurait permis d'échapper à ses chimères, car il écrivait à Du Peyrou, quelques jours plus tôt:

Je sens que pour peu que l'on me tourmente encore je m'en detacherai tout-à-fait [de la botanique]. (E)

La botanique était donc, à ce moment et plus qu'autre chose, une véritable panacée pour son âme troublée.

Par contre, Rousseau avait véritablement participé à quelques expéditions botaniques, notamment dans la région de Lyon et à la Grande Chartreuse où il collectait des plantes alpines. Mais la plus fameuse entreprise d'exploration reste celle du mont Pilat, en août 1769, qui dura deux jours et qui fut mémorable par ses piètres résultats et la pluie continuelle. Ses compagnons de voyage, au nombre de trois, étaient l'abbé Baurin, archidiacre, un certain Meynier et probablement Donin de Champagneux, maire de Bourgouin à l'époque. Rousseau en parla longuement à ses correspondants (F). Les sorties à des fins botaniques, qui auront lieu par la suite, se résument à ses promenades habituelles. Voilà pour Rousseau explorateur.

Enfin, parmi les possibilités qui s'offrent à Rousseau de participer au développement de la botanique, il reste encore à parler de l'initiation. On a vu plus haut (G) que la plupart des traités sur les plantes étaient écrits en latin, langue de la connaissance et des sciences, et n'étaient donc pas destinés aux amateurs moyens. Pourtant, de plus en plus de gens, comme on l'a constaté dans la première partie (H), s'intéressaient aux sciences, en particulier aux sciences naturelles. La botanique, par l'accessibilité et la diversité de son objet d'étude, allait sûrement être privilégiée auprès du public. Rousseau sentait que cette situation allait créer un besoin de manuels de vulgarisation (I). Comme il possédait une érudition botanique étendue et un talent de pédagogue consacré par l'Émile, il ne manquait plus à Rousseau qu'une occasion d'écrire. Le prétexte à cet exercice, c'est madame Delessert qui le lui fournira, en lui demandant de l'aider à initier sa fille, Madelon, à la botanique (J). Le projet des Lettres sur la botanique était lancé. Il est probable que Rousseau a entrepris dans le même temps le Dictionnaire de botanique, si on l'infère des recherches intensives de livres auxquelles il s'adonne (K). Nous allons maintenant nous arrêter plus longuement sur ces deux oeuvres.

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NOTES

(A) Il en est question dans L6271 et L6573, où Rousseau déclare au docteur Clappier, le 26 mai 1769 que "la Synonymie est la partie désolante de la botanique", ainsi que dans L6634 et L6641, du 17 décembre 1769, à La Tourette, dont voici un passage:

La nomenclature et la synonymie forment une étude immense et pénible; quand on ne veut qu'observer [,] s'instruire et s'amuser entre la nature et soi l'on a pas besoin de tant de livres.

(B) Ce système de notation est reproduit en OCIV p.1196-97.

Comme il avait imaginé précédemment une méthode nouvelle pour noter la musique, il s'occupait alors à inventer une écriture abrégée pour la botanique. J'ai vu écrite de sa main, avec ces nouveaux caractères, une partie des genres et espèces de Linnée, qu'il rassemblait dans un fort petit volume, pour pouvoir les porter plus aisément dans ses promenades solitaires. (Souvenirs de Pierre Prévost, A659)

Voir aussi, en A659, la note a, qui rapporte les commentaires de Bernardin de Saint-Pierre concernant ce système de caractères.

(C) Voir L6365 où Rousseau annonce à Du Peyrou, le 10 juin 1768, qu'il a reçu de Dombey un herbier de 1500 plantes:

...et pourvu qu'on ne m'en ôte pas la jouissance je défie les hommes de me rendre malheureux désormais.

(D) Voir L6448, à Laliaud le 5 octobre 1768:

Je voudrois, Monsieur, trouver quelques moyens d'aller la finir [sa vie] dans les isles de l'archipel, [...] il ne m'importe où, pourvu que je trouve un beau climat, fertile en végétaux...

(E) L6444, écrite le 26 septembre 1768.

(F) Voir les lettres suivantes: L6598, 6600, 6601, 6604, 6605, 6606, 6607, 6613, 6622, 6641. Les trois premières concernent la préparation de l'expédition. Le plus complet des récits de ce voyage, celui fait à Du Peyrou (L6613), a été écrit près d'un mois plus tard, le 16 septembre 1769. Le plus amusant, sans doute parce qu'il a été écrit avec un recul encore plus grand, est celui fait au comte de Laurencin, le 12 octobre 1769 (L6622).

(G) Voir 2.1.1.

(H) Voir 1.2.1.

(I) Voir L5655, 5725, 6151, 6512, 6620 et 6641. Déjà, en 1767, Rousseau écrivait à Malthus, le 2 janvier 1767:

Il me semble que tous les livres qu'on écrit sur la botanique ne sont bons que pour ceux qui la savent déjà. (L5655)

A la duchesse de Portland, le 12 février 1767, il fit remarquer qu':

Il nous manque un livre vraiment élémentaire, avec lequel un homme qui n'auroit jamais vu de plantes put parvenir à les étudier seul. (L5725)

Dans L6512, Rousseau cherche à engager Pierre Clappier à écrire un livre pour débutants. On pourra voir, plus loin, quand il sera question des Lettres et du Dictionnaire de botanique, que plusieurs personnes ont encouragé Rousseau à entreprendre une oeuvre de vulgarisation scientifique.

(J) Rousseau introduit ainsi la première des Lettres:

Votre idée d'amuser un peu la vivacité de votre fille et de l'exercer à l'attention sur des objets agréables et variés comme les plantes me paroit excellente, mais je n'aurois osé vous la proposer de peur de faire le Monsieur Josse; puisqu'elle vient de vous je l'approuve de tout mon coeur et j'y concourrai de même... (OCIV p.1151)

(K) Voir L6924 et 6986. Ces lettres traitent des recherches de livres faites dans la bibliothèque de Malesherbes et s'insèrent chronologiquement à l'intérieur de la période de rédaction des Lettres sur la botanique. Il est peu probable que ces ouvrages très savants aient servi à la rédaction d'un texte de vulgarisation comme celui des Lettres. Par contre, ils auraient été très utiles pour rédiger un dictionnaire. Il semble, d'autre part, que Rousseau était très méticuleux dans son travail de recherche, s'il faut en croire le texte suivant:

Il se procurait divers livres de botanique, surtout d'anciens auteurs, tels que Ray, Bauhin, etc., dont il faisait des extraits écrits et rangés avec un soin et un ordre recherchés. Ce travail à la fin de sa vie, prit la place des courses de botanique, auxquelles il disait avoir renoncé par lassitude et par ennui, parce que les environs de Paris ne lui offraient plus rien de piquant. (Souvenirs de Pierre Prévost, A659)