3.2.1. Positions de Rousseau

La compréhension des positions de Rousseau à propos de divers problèmes de botanique facilitera, par la suite, la lecture de ses écrits scientifiques.

Il importe d'abord de clarifier la vision qu'il avait de la botanique. Pour lui, cette science "aimable" doit être arrachée aux usages médicaux auxquels elle a toujours été associée. A cette approche traditionnelle, il propose d'en substituer une autre:

...nous pouvons constater qu'il y a, pour Rousseau, au moins deux botaniques: une botanique erronée, pleine de pédanterie et sous le joug de l'utilitarisme (préoccupation médicinale; cf. ses expériences "alchimiques" chez Mme de Warens) et celui (sic) d'inutiles disputes sur la nomenclature d'une part et la vraie botanique (celle de Linné, des Bauhin et d'autres) qui sera celle de Jean-Jacques d'autre part. (A)

C'est exactement ainsi que Rousseau présente la botanique à madame Delessert, dans la huitième lettre sur la botanique:

[...] jusqu'à ce que par des idées comparatives devenues familières à vos yeux et à votre esprit vous parveniez à classer, ranger et nommer vous-même celles que vous verrez pour la première fois, science qui seule distingue le vrai botaniste de l'herboriste ou nomenclateur. (OCIV p.1191)

A une herborisation intéressée, celle de la recherche de simples, Rousseau oppose sa conception de l'étude des plantes, une étude sans autre objet que celui d'emplir l'esprit des merveilles de la nature. Il faut qu'elle soit une

étude oiseuse, propre à remplir tout le vide de mes loisirs sans y laisser place au délire de l'imagination, ni à l'ennui d'un désoeuvrement total. (OCI p.641)

Afin d'en amplifier le plaisir, il va faire contraster sa pratique de la botanique avec celle des apothicaires (B). Son attitude a quelque chose de réactionnaire, puisque sa vision de l'étude des plantes ne se fait pas "autrement", mais "contre" celle qui se pratique. Son argument préféré, qu'il utilise comme un leitmotiv dans ses oeuvres, est que les apothicaires ne voient dans "l'émail des prés" que des "herbes pour les lavements" au lieu de "guirlandes pour les bergères" (C). Pourtant, Rousseau ne semble pas s'être toujours montré aussi catégorique, puisqu'on l'a vu, dans sa jeunesse, user avec prodigalité de drogues pour rétablir sa santé (D). Plus tard encore, le 11 novembre 1764, alors qu'il est tout gagné à la botanique depuis déjà deux ans, il écrira à Malesherbes:

Je suis tenté d'essayer de la botanique, non comme vous, Monsieur, en grand et comme une branche de l'histoire naturelle; mais tout au plus en garçon apothicaire, pour savoir faire ma tisane et mes bouillons. (L3638)

On pourrait croire que sa prise de position contre une pratique exclusivement pharmaceutique de la botanique ne s'est formée que très graduellement et qu'elle s'est concrétisée pour la première fois par l'expression que l'on connaît le 17 octobre 1767 dans une lettre à Du Peyrou (L6100). Par ailleurs, il est remarquable qu'il ne soit fait mention de cette expression, celle des "herbes pour les lavements", en aucun endroit des Confessions. On se serait attendu, en raison de sa fréquence, à la voir figurer au moins dans la deuxième partie, écrite entre 1769 et 1770, autour de la page 455, où il explique sa conception de la botanique. Sans pouvoir élucider cette omission, on doit cependant admettre que l'expression brille par son absence.

Comme on l'a vu dans la première partie (E), le XVIIIème siècle était le théâtre d'une querelle dans les sciences naturelles en général. Linné, rappelons-le, venait de proposer un tout nouveau système de classement et de nomenclature qui, s'il n'était pas parfait, avait l'avantage d'être simple et perfectible (F). L'idée était d'attribuer à chaque spécimen un nom de genre et un nom d'espèce, ce qui était facile à retenir. Il semblait assez évident pour tous que ce système surpassait, et de loin, tous les précédents, y compris celui de Tournefort, qui contraignait à s'encombrer de longues phrases décrivant les caractéristiques des parties de la plante (G). La résistance venait principalement du milieu botanique français, qui faisait preuve d'un certain chauvinisme. L'argument était que puisqu'on commençait à s'entendre sur le système de Tournefort, il était bien inutile de devoir refaire l'unanimité des auteurs et réécrire les ouvrages récents. Mais peu à peu le système de Linné a fait son chemin, et lorsque Rousseau s'intéressa enfin au problème, vers 1767, le débat avait perdu une bonne partie de son actualité. Seuls quelques botanistes français irréductibles utilisaient encore Tournefort. Il serait donc inapproprié de créditer Rousseau d'une clairvoyance quelconque pour s'être posé en inconditionnel de Linné contre Tournefort, sans toutefois renier l'apport de ce dernier aux progrès de la botanique (H).

Voyons maintenant quelles étaient les attitudes de Rousseau face aux grandes entreprises scientifiques de son époque. Même si Rousseau a longtemps fréquenté le milieu de l'Encyclopédie et entretenu des relations avec deux importants collaborateurs botanistes, Daubenton et Tschudi, il n'est jamais fait mention des encyclopédistes, sauf dans un commentaire faisant allusion aux idées matérialistes de Diderot qu'on peut lire à l'article "végétal" de son Dictionnaire (I). Rousseau préférait sans doute se référer à des ouvrages plus spécialisés et davantage d'avant-garde sur le sujet sans avoir à s'encombrer d'articles inutiles pour lui. Ces idées matérialistes, il est certain que Rousseau ne les faisait pas siennes:

`Planta est corpus vivens non sentiens' disaient Aristote et Cesalpini, pour ne donner que deux noms. La plante, n'ayant pas de sentiment, a de la vie. Les animaux ont de la vie et du sentiment. L'homme seul possède une âme végétative, sensitive et raisonnable. Le 18ème siècle, se dirigeant contre cette théorie aristotélitienne, créa les plantes "animées" (cf. Ch. Bonnet): Rousseau, lui, s'élève contre ce nouveau matérialisme et oppose à la matière vivante, [comme l'entend Diderot] [...], l'unité originaire de toute chose, donc aussi celle des plantes (malgré la multiplicité de ses parties). (J)

Par ailleurs, il avait été proposé à Rousseau, on s'en souvient, de collaborer à l'Histoire naturelle de Buffon en rédigeant la partie concernant le règne végétal. Tout ce qu'on peut en dire, faute de commentaires à ce sujet, c'est que Rousseau avait pour cet homme et ses entreprises une admiration sans borne, comme on l'a exposé au chapitre précédent.

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NOTES

(A) Barthel, Marie-Louise, "Pour une vraie promenade aux champs",in Actes du colloque de Nice sur Rousseau et Voltaire, Genève; Slatkine, Paris; Champion, 1979, p.562.

(B) On a vu, dans la deuxième partie, chapitre 1, point B, que Rousseau compose souvent ses textes en opposant deux idées, l'une plaisante et l'autre désagréable.

(C) Dans les Rêveries: OCI p.1065, dans les Fragments de botanique: OCIV p.1250 et 1252, dans une lettre à Du Peyrou: L6100 et enfin dans une lettre à madame Dauphin de Verna: L6499.

(D) Voir 1.1.1., où il est question, dans une lettre à madame de Warens, de tous les remèdes qu'il utilise pour combattre ses maux.

(E) Voir 1.2.2. Cette querelle de nomenclature, dont il est fait mention dans ce survol de l'historique de la botanique, a permis à la botanique de se donner des fondations solides qui sont encore les bases de la botanique moderne.

(F) Linné expose les détails de son système dans ses deux principaux ouvrages; Systema Naturae, 1735, et Genera Plantarum, 1737.

(G) Le système de Tournefort, présenté dans Institutiones rei herbariae, Paris, 1694, précédait celui de Linné de plus de quarante ans. On comprend qu'il n'était pas si aisé de déloger ce qui était déjà bien enraciné dans les moeurs botaniques.

(H) Il en est question dans l'introduction du Dictionnaire de botanique (OCIV p.1206-1207), dans une lettre à Dutens (L5704), ainsi que dans une lettre à Malesherbes (L6937). La lettre à Dutens est l'une des plus significatives:

Au reste je ne conviendrais pas tout-à-fait avec vous que Tournefort soit le plus grand botaniste du siècle; il a la gloire d'avoir fait le premier de la botanique une étude vraiment méthodique: [...] Il étoit réservé à l'illustre Linné d'en faire une science philosophique.

(I)Végétal.- Corps organisé doué de vie et privé de sentiment.

On ne me passera pas cette définition, je le sais. On veut que les minéraux vivent, que les végétaux sentent, et que la matière même informe soit douée de sentiment. Quoi qu'il en soit de cette nouvelle physique, jamais je n'ai pu, je ne pourrai jamais parler d'après les idées d'autrui, quand ces idées ne sont pas les miennes. (OCIV p.1245)

On reviendra sur cet article lorsque nous traiterons du Dictionnaire de botanique.

(J) Barthel, Marie-Louise, "Pour une vraie promenade aux champs",in Actes du colloque de Nice sur Rousseau et Voltaire, Genève; Slatkine, Paris; Champion, 1979, p.564-5.