2.2.1. Recherche de stabilité

Rousseau, depuis l'illumination de Vincennes, renonce à chercher son destin dans les frivolités du grand monde. Sa vie passe désormais par la communion avec la nature, qui lui apporte calme et tranquillité.

Le renoncement aux vanités du monde, la conversion à un autre monde moral n'acheminent pas Rousseau vers l'église mais vers la vie errante. (A)

S'il faut en croire Rousseau lui-même, ce retour à la nature était, en quelque sorte, prémédité. En effet, il affirme, dans les Confessions, que s'il avait quitté les loisirs champêtres lors de sa montée à Paris en 1742, ce n'était que pour mieux y revenir.

A Venise dans le train des affaires publiques, dans la dignité d'une espéce de représentation, dans l'orgueil des projets d'avancement; à Paris dans le tourbillon de la grande société, dans la fumée de la gloriole; toujours mes bosquets, mes ruisseaux, mes promenades solitaires, venoient par leur souvenir, me distraire, me contrister, m'arracher des soupirs et des desirs. Tous les travaux auxquels j'avois pu m'assujettir, tous les projets d'ambition qui par acçés avoient animé mon zèle, n'avoient d'autre but que d'arriver un jour à ces bienheureux loisirs champêtres auxquels en ce moment je me flattois de toucher. (OCI p.401)

Ce renouement avec la nature, qu'il a délaissée en quittant madame de Warens, s'effectue de façon plus efficace par le biais de la botanique. Rousseau se purge l'âme, viciée par la vie trépidante de la grande ville, en s'occupant des choses simples et belles que sont les plantes et les fleurs.

S'appropriant la botanique, Rousseau transfère ses vertus pharmaceutiques (médicinales), du point de vue du corps au point de vue de l'âme. Il écrit bien `Si l'étude des plantes me purge l'ame c'est assez pour moi, je ne veux point d'autre pharmacie' (iv.1251). Ce que Rousseau nous présente ici comme un simple exercice spirituel, nous devrions cependant le lire dans toute sa valeur thérapeutique. (B)

Déjà, à ses débuts en botanique, Rousseau pressentait tous les bienfaits qu'il allait y trouver, comme en témoigne cette lettre à Malesherbes, écrite à Môtier le 11 novembre 1764:

Je m'attens à faire les progrès d'un écolier à barbe grise: mais qu'importe? Je ne veux pas savoir, mais étudier, et cette étude si conforme à ma vie ambulante m'amusera beaucoup et me sera salutaire. On n'étudie pas toujours si utilement que cela. (L3638)

La thérapie par la botanique agit sur deux plans. L'étude des plantes, à cause des promenades en forêts, est une activité qui lui fait physiquement du bien, mais c'est aussi, et surtout, une puissante diversion aux idées de persécutions qui commencent à le hanter.

Il veut se venger de ses persécuteurs en étant heureux `au milieu du plus triste sort qu'ait jamais subi un mortel'. C'est pourquoi il doit imposer silence à son imagination, trop aimantée par ses malheurs. Pour fixer son esprit, il va "détailler" la nature... (C)

Rousseau réconforte son âme obsédée de persécution en la baignant dans la tranquillité de l'étude des plantes. Il écrit au comte Orlov, de Wootton, le 28 février 1767:

Et vous n'auriez qu'un bon homme bien simple, que son goût et ses malheurs ont rendu fort solitaire, et qui pour tout amusement, herborisant toute la journée, trouve à commercer avec les plantes cette paix si douce à son coeur que lui ont refusée les humains. (L5754)

L'effet de la thérapie par la botanique devient si nécessaire à Rousseau, qu'à l'instar des drogues il se crée un effet de dépendance. Ecoutons-le se plaindre à Coindet, le 29 juillet 1767, alors qu'il vient de quitter l'Angleterre:

Jamais les distractions de la botanique ne me furent si nécessaires. Mes livres sont en Angleterre avec mes chemises et mes chausses, et je ne sais quand tout cela viendra. (L5995)

La thérapie par la botanique agit d'abord en isolant Rousseau de ses semblables. L'imagination hantée de Rousseau voyant, chez ces derniers, autant d'ennemis potentiels, il ne peut que lui être bénéfique de s'en éloigner et, seul au milieu de tous, d'être maître absolu de sa vie et de ses pensées:

La botanique est une des rares occupations (à part la promenade, la dérive en bateau, etc.) qui nous fait jouir de la pure existence sans secours d'autrui et qui nous donne le sentiment d'être un Dieu parmi les mortels. (D)

Le priver de cette liberté et de cet isolement, c'est condamner Rousseau à retourner à ses chimères cauchemaresques:

Les herborisations et les promenades seroient en effet de douces diversions à mes ennuis si elles m'étoient laissées; mais les gens qui disposent de moi n'ont garde de me laisser cette ressource. (à Du Peyrou, 03-03-1768, L6271)

D'autre part, Rousseau voulait aussi trouver dans l'étude de la nature le sens de la beauté de la création qui lui fait prendre conscience de la présence implicite de son créateur. Ce n'est pas tant une preuve de l'existence de Dieu qu'il recherchait qu'un moyen de se rapprocher de son Dieu en se rapprochant davantage de son oeuvre.

Les extases" provoquées par le spectacle de la nature sont d'ordre religieux, et elles engagent donc tout l'être, sensibilité et intelligence." (E)

Cette communion avec Dieu, Rousseau l'entame par la base, c'est-à-dire par l'admiration de la création dans le détail, avant de la saisir dans son ensemble.

Ce n'est pas que Dieu ne puisse se retrouver dans l'observation de l'organisation végétale. Bien au contraire, l'étude d'une fleur amène à croire à l'existence d'un ordre dans la nature, voire à céder `au charme de l'admiration reconnaissante pour la main qui [...] fait jouir de tout cela' (OCI p.1069). La boucle est bouclée, et la botanique, à laquelle Rousseau se livre pour avoir perdu l'espoir, finit par le lui rendre. (F)

Il ne serait donc pas insoutenable de prétendre que le caractère curatif de la botanique viendrait, en partie, de la qualité de ressourcement qu'elle procure avec la nature, donc avec Dieu.

Les fleurs sont faites pour amuser nos regards en passant, et non pour être si curieusement anatomisées* [dit Wolmar].

*Le sage Wolmar n'y avoit pas bien regardé. Lui qui savoit si bien observer les hommes, observoit-il si mal la nature? Ignoroit-il que si son Auteur est grand dans les grandes choses, il est très grand dans les petites? [note de Rousseau] (OCII p.482)

Trois ans séparent le texte de la note (1760 et 1763). Notons que c'est en 1762 que Rousseau se convertit à la botanique et qu'il n'est plus à même, alors, d'endosser l'opinion de Wolmar. Citons encore cette lettre écrite à Malesherbes, de Montmorency, le 26 janvier 1762, l'une des quatre lettres à caractère autobiographique qu'il lui envoie, où l'herboriste amateur explique que l'intérêt qu'il trouve à étudier les plantes tient dans la découverte des merveilles qui lui font prendre conscience de l'existence de l'univers et de son Dieu:

Bientôt de la surface de la terre j'elevois mes idées a tous les etres de la nature, au systeme universel des choses, a l'etre incomprehensible qui embrasse tout. [...] Je crois que, si j'eusse devoilé tous les mysteres de la nature, je me serois senti dans une situation moins delicieuse que cette etourdissante extase a laquelle mon esprit se livroit sans retenue et qui dans l'agitation de mes transports me faisoit écrier quelquefois ô grand Etre! ô grand Etre! sans pouvoir dire ni penser rien de plus. (L1650)

Le fait qu'il existe encore, dans la nature, des phénomènes inexplicables pour la science moderne, cela réjouit Rousseau qui y distingue des manifestations du divin. S'y intéresser, c'est se créer une voie de communion privilégiée avec Dieu.

S'éloigner des hommes et se rapprocher de Dieu par la nature, voilà le secret du remède qu'utilise Rousseau pour enrayer ses hantises de persécutions.

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NOTES

(A) Starobinski, Jean, la Transparence et l'obstacle, Paris, 1971, p. 57.

(B) Saint-Amand, Pierre, "Rousseau contre la science: l'exemple de la botanique dans les textes autobiographiques" in Studies on Voltaire CLXXXII (1979), p.163.

Le texte qu'il cite est tiré des Fragments de botanique.

(C) Planche, Alice, "Les fleurs du rêve et le regard du myope" in Actes du colloque de Nice sur Rousseau et Voltaire, Genève; Slatkine, Paris; Champion, 1979, p.585.

(D) Barthel, Marie-Louise, "Pour une vraie promenade aux champs",in Actes du colloque de Nice sur Rousseau et Voltaire, Genève; Slatkine, Paris; Champion, 1979, p.564.

(E) Terrasse, Jean, "Dieu, la nature, les fleurs",in Actes du colloque de Nice sur Rousseau et Voltaire, Genève; Slatkine, Paris; Champion, 1979, p.594.

(F) Idem, p.614.