1.2.3. Les débuts botaniques de Rousseau

Je continuois cependant à me promener tranquillement au milieu des huées, et le goût de la botanique que j'avois commencé de prendre auprès du Docteur d'Ivernois donnant un nouvel intérest à mes promenades me faisoit parcourir le pays en herborisant sans m'émouvoir des clameurs de toute cette canaille, dont ce sang-froid ne faisoit qu'irriter la fureur. (OCI p.631)

Voilà, dans les Confessions, la période qu'assigne Rousseau lui-même à son début d'intérêt pour la botanique. Mais établissons avec plus de précision le moment où il a pu rencontrer le docteur Jean-Antoine d'Ivernois (1703-1765), frère de Guillaume-Pierre et oncle d'Isabelle d'Ivernois, comme l'établit une lettre de Deluc du 10 novembre 1762 (A). Rousseau doit quitter précipitamment Mont-Louis le 9 juin 1762, à cause du décret de prise de corps du parlement de Paris. Il arrive le 14 juin à Yverdon et y est reçu par son ami Daniel Roguin, mais chassé de nouveau, il quitte cette ville et arrive le 10 juillet à Môtiers, dans le Val-de-Travers, qui fait partie de la communauté prussienne de Neuchâtel (B). Si l'on en juge par le surnom familier que l'on trouve dans la lettre de Deluc, Rousseau devait déjà avoir fait la connaissance du docteur d'Ivernois. Il aurait pu le rencontrer à partir du 10 juillet et avant le 10 novembre 1762, donc une période de quatre mois, qui comprend les derniers beaux moments de l'été, où ils auraient pu herboriser ensemble. Mais il faudra encore un certain temps, près de deux ans, avant que cette "prémiére teinture [prise] en Suisse auprès du Docteur d'Ivernois" (OCI p.1060) ne se transforme en étude véritable. Alors qu'un nouvel été est déjà bien commencé, il écrit à la comtesse de Boufflers-Rouverel, le 26 août 1764:

Je donnerais tout au monde pour savoir la botanique; c'est la véritable occupation d'un corps ambulant et d'un esprit paresseux; je ne répondrois pas que je n'eusse la folie d'essayer de l'apprendre si je savois par où commencer. (L3468)

Quelques semaines plus tard, il décide de se procurer son premier livre de botanique. Il écrit le 15 septembre 1764 au libraire Duchesne, à Paris:

J'apprends dans les journaux qu'on souscript chez Durand pour un ouvrage intitulé Traité historique des plantes qui croissent dans la Lorraine, etc. Je voudrois bien souscrire pour cet ouvrage; car en vrai radoteur qui fait l'enfant, j'ai la fureur d'apprendre la botanique sans avoir un seul livre pour me guider. Cette étude rendroit délicieuses mes promenades solitaires, surtout dans un pays aussi riche en plantes que celui-ci. (L3504) (C)

Il s'est écoulé plus de deux ans entre la rencontre avec le docteur d'Ivernois et l'achat d'un premier livre de botanique, et cela dans une période relativement tranquille où il n'écrit presque pas. Il faut en déduire que la botanique ne s'est que très lentement, mais sûrement, imposée dans les goûts de Jean-Jacques (D). Il est possible aussi qu'il ait commencé à herboriser en utilisant les connaissances acquises auprès de madame de Warens, puis, constatant les limites de son savoir, qu'il ait décidé d'y remédier en achetant des livres.

Le 7 octobre 1764 (L3549), Du Peyrou, qui herborisait en amateur, écrit à Rousseau, sans doute en réponse à une demande de ce dernier, pour lui suggérer quelques livres de botanique. Parmi ceux-ci, Marat (E), Elizabeth Blackwell et Linnaeus. Rousseau aura le coup de foudre pour ce dernier:

... pour passer les trois ou quatre heures qui me restoient de la matinée à l'étude de la botanique et surtout du système de Linnaeus pour lequel je pris une passion dont je n'ai bien pu me guérir, même après en avoir senti le vide. Ce grand observateur est à mon gré le seul avec Ludwig qui ait vu jusqu'ici la botanique en naturaliste et en philosophe; mais il l'a trop étudiée dans des herbiers et dans des jardins et pas assez dans la nature elle-même. (OCI p.643)

A propos de Du Peyrou, qui sera un ami fidèle et zélé, il faut noter que leur relation s'est construite sur la botanique qui, comme il le dit dans un de ses envois à Rousseau, "devoit être le sujet unique de mes lettres" (L3587). Du Peyrou, on l'a dit, s'intéressait un peu à la botanique et entretenait des relations avec Buffon et Daubenton. Ce dernier s'occupait des articles de botanique pour l'Encyclopédie (F) en plus de sa collaboration avec Buffon à la rédaction de l'Histoire naturelle. Voilà de bien bonnes raisons pour accorder à Pierre-Alexandre Du Peyrou, un petit bourgeois de Neufchâtel, la faveur d'un échange de lettres. Cette correspondance, par la suite, sera la plus constante et deviendra rapidement la plus abondante. Malgré une certaine froideur de la part de Rousseau, Du Peyrou lui témoignera toujours une amitié indéfectible et s'appliquera à lui rendre service en toutes occasions.

Dans le but de favoriser son goût naissant pour la botanique, Rousseau pensera à faire l'acquisition d'un microscope auprès de Deluc (G) et demandera au libraire Duchesne de lui trouver des planches afin qu'il puisse les enluminer (H). Le 24 janvier 1765, son enthousiasme ira jusqu'à demander à Charles-Guillaume d'Ivernois, après quelques rapides condoléances, le catalogue des livres de son frère, Jean-Antoine, qui vient de décéder, et Rousseau demande même s'il peut les acheter, au cas où la famille voudrait s'en défaire (L3922).

Il fera, tout au long de l'année 1765, l'acquisition de nombreux livres de botanique qu'il traînera toujours avec lui, comme s'il s'agissait d'un trésor précieux. D'ailleurs, il clamera, dans une lettre du 21 juin 1766 à Du Peyrou:

J'ai perdu tout gout pour la lecture, et hors des livres de botanique il m'est impossible de lire plus rien. (L5236)

Enfin, il faut voir Rousseau s'inquiéter de la caisse de livres de botanique envoyée par Du Peyrou en Angleterre. Cette caisse, partie de Neuchâtel aux alentours du 24 mai 1766 n'arriva que le 23 août (I).

Nous reviendrons sur les événements botaniques de la vie de Rousseau, en particulier sur ses relations avec d'autres botanistes, dans la troisième partie. Nous aurons affaire alors à un botaniste d'expérience ayant le souci de partager les connaissances qu'il aura acquises durant sa carrière d'herboriste.

Entretemps, nous examinerons les traces de la botanique dans ses écrits, et les complexes associations qui y interfèrent.

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NOTES

(A) Voir L2291. Médecin et herboriste, le "Docteur Philosophe", comme le surnommait Rousseau, a étudié la flore du Jura neuchâtelois et est l'auteur d'un Catalogue méthodique des plantes qui croissent naturellement dans la souveraineté de Neuchatel et Valantin.

(B) L'introduction des oeuvres complètes de la Pléiade, tome 1, donne de plus grandes précisions sur les agissements de Rousseau lors de cette période, en particulier à partir de la page cxi.

(C) A propos de ce traité, voir en annexe la liste des ouvrages lus par Rousseau, à Buchoz.

(D) N'est-ce pas en pensant à cette science qu'il écrit dans ses Confessions:

Il en est ainsi de tous les gouts auxquels je commence à me livrer, ils augmentent, deviennent passion, et bientôt je ne vois plus rien au monde que l'amusement dont je suis occupé. L'âge ne m'a pas guéri de ce dèfaut; il ne l'a pas diminué même, et maintenant que j'écris ceci, me voila comme un vieux radoteur, engoué d'une autre étude inutile où je n'entens rien, et que ceux mêmes qui s'y sont livrés dans leur jeunesse sont forcés d'abandonner à l'âge où je la veux commencer. (OCI p.180)

(E) Il faut comprendre "Murray".

(F) Il est question de ces relations en L3662.

(G) Voir L3744 et L3755, 15 et 20 décembre 1764. Deluc, dans la première, décrit à Rousseau les types de microscopes et leurs utilisations. Il propose d'en faire fabriquer un selon les besoins particuliers de l'utilisateur et il présume que ce sera pour la botanique. Rousseau répond qu'il veut effectivement s'en servir pour la botanique, mais il ne donnera jamais de suite à ce projet.

(H) Voir L3746 et L3768, 16 et 23 décembre 1764. Dans ces deux lettres à Duchesne, on note l'empressement de Rousseau à se procurer des planches:

Je suis bien impatient de savoir si nous aurons les planches du livre de botanique. (L3768)

Rousseau voulait enluminer ces planches. Le prix de ce genre d'article l'a peut-être découragé d'en acquérir beaucoup:

[ces livres] doivent être chers à cause des figures. (L4351)

Sans doute, plus tard, la confection d'herbiers lui a-t-elle semblé plus attrayante et moins dispendieuse.

(I) L'odyssée de cette caisse commence aux alentours du 23 avril 1766. Du Peyrou déclare que les livres sont prêts à partir et qu'il attend le moment propice (L5169, L5189 et L5202). Enfin, la caisse est embarquée le 24 mai (L5222). Rousseau et Du Peyrou s'inquiètent du sort des livres (L5239, L5370, 5380). Enfin, Rousseau dit que la caisse a été reçue le 23 août (L5381).