1.2.2. La botanique au XVIIIème siècle

Dans les chapitres qui vont suivre, nous serons parfois amenés à situer les connaissances de Rousseau par rapport à celles de la science botanique qui lui est contemporaine. Nous allons donner ici les éléments les plus significatifs de l'histoire de la botanique jusqu'en 1778, ce qui permettra, lorsque le besoin s'en fera sentir, d'évoquer en contexte l'état de cette science au moment où Rousseau s'y intéresse et de comprendre ses prises de positions dans les débats en cours. (A)

Avant d'aborder la science botanique en soi, commençons par faire le point sur l'évolution de la science en général, au moyen d'un tour d'horizon de la pensée philosophique en usage au XVIIIème siècle. Newton, en 1687, publie Philosophiae naturalis principia mathematica, où il expose ses théories sur l'attraction universelle, unifiant la physique céleste et la physique terrestre. Newton renforce ainsi la certitude selon laquelle l'univers est régi par certaines grandes lois naturelles. Il n'en fallait pas moins pour inciter les chercheurs à trouver dans les phénomènes naturels d'autres causes que les seules interventions de Dieu. Il s'agit donc d'une rupture importante avec la science traditionnelle. Locke, de son côté, avance que la connaissance n'est pas une faculté innée qui se découvre peu à peu mais qu'elle vient plutôt des sensations, causant ainsi une petite révolution, puisqu'il privilégie les observations par rapport aux raisonnements, reniant du même coup Pascal et sa philosophie rationnelle. Concrètement pour la science, cette approche nouvelle implique qu'il faut rassembler les faits de base avant d'en donner une interprétation et non le contraire. C'est la fondation de la science moderne.

La botanique du début du XVIIIème siècle voit peu de progrès réels; cependant, grâce aux nombreux voyages d'exploration à travers le monde, on découvre un nombre considérable d'espèces nouvelles. Herman, un professeur de médecine à l'Université de Leiden, très intéressé par la botanique, recueillait des plantes du monde entier grâce à ses relations dans le commerce hollandais. Entretemps, partout en Europe, on réalisait de grands herbiers. Malheureusement, toutes les plantes ainsi recueillies n'ont pas encore de noms fixes et reconnus par tous. D'autre part, une résurgence de l'horticulture et du jardinage dans les classes aisées, qu'on a pu constater au chapitre précédent, vient donner un coup de pouce à la botanique. Désormais, puisqu'on s'intéresse à la botanique, il pourra se faire des études sérieuses sur les plantes.

Bientôt, des progrès sont réalisés. On découvre la reproduction sexuée chez certains végétaux et on détermine une terminologie des parties de la plante. Hales (1677-1761) découvre le cycle de l'eau dans les plantes et effectue des recherches sur l'ascension de la sève. Il consigne toutes ces observations dans Vegetable staticks, publié en 1727. Il découvre également que la plante dégage de l'oxygène et qu'elle a besoin de lumière. On établit aussi que l'humus, substance brunâtre que l'on trouve en différentes concentrations dans le sol, est une source de fertilité pour les végétaux. Linné, plus tard, reconnaîtra l'eau, l'air et l'humus comme les aliments de base du règne végétal.

Par contre, la nomenclature reste, depuis l'Antiquité, un problème majeur; il y a encore un travail de synonymie énorme à faire pour utiliser de façon efficace les ouvrages d'auteurs différents. Sans noms fixes et reconnus universellement, il ne peut y avoir de connaissances durables en botanique. Afin de remédier à la confusion des noms vulgaires qu'ont multipliés les nombreuses communautés humaines, les chercheurs ont eu tendance à utiliser de longues phrases latines qui mettaient en évidence toutes les caractéristiques d'une plante. Tournefort (1656-1708) a ainsi défini et nommé plus de 700 genres en se basant sur la forme de la corolle. Populaires en France, ses Institutiones rei Herbariae (B) (1700) commencent à faire l'unanimité. En Angleterre, on lui préfére Ray (1627-1705) et son Methodus Emendata (1704) qui fonde sa nomenclature selon les mono et dicotyledons. Au même moment s'emploient d'autres systèmes de classement proposés par Herman, basés sur les fruits, et par Rivinus (1652-1725) à partir des pétales et des fruits. En 1751, Linné (1707-1778), dans Philosophia Botanica, introduit une nouvelle nomenclature et un nouveau système de classement fondé cette fois sur le nombre, la forme et la position des étamines. Ce qu'il amène de révolutionnaire, c'est la simplicité et la perfectibilité. Son système deviendra de plus en plus populaire et cela malgré certaines querelles concernant l'adoption de son système de préférence à celui de Tournefort. Linné va finalement l'emporter sur les autres, à partir des dernières années du XVIIIème et du commencement du siècle suivant, à cause surtout de la diligence et de l'enthousiasme des nombreux botanistes amateurs. La nouvelle nomenclature qu'il introduit est binaire. Il y a d'abord le nom du genre, puis le nom "trivial", devenu plus tard "spécifique", qui identifie un végétal de façon non équivoque.

Entretemps, la théorie évolutionniste commence à faire son chemin, surtout depuis la découverte de coquillages dans les montagnes. On déterre aussi des vestiges de plantes fossiles, disparues depuis longtemps. On fonde la paléobotanique. Les chercheurs soupçonnaient que des changements dans les espèces avaient dû se produire, mais ils n'étaient pas encore en mesure de les expliquer.

Dans la France du siècle des lumières, caractérisée par une activité intellectuelle compilatrice, l'Encyclopédie (1751-1772) permet de donner à la botanique française des bases solides par ses articles bien documentés et exhaustifs et par son approche méthodologique. Buffon (1707-1788), cela est incontestable, a beaucoup fait pour les sciences naturelles. Il insiste, dans ses écrits, sur l'importance d'établir de nombreux faits authentiques avant de bâtir une théorie. En cela, il a contribué énormémement à l'expansion de l'observation et de l'expérimentation. En 1739, il est nommé intendant du jardin du roi, ce qui lui permet de poursuivre ses recherches et d'influencer ceux qui viennent le visiter.

Cette institution qu'est le jardin du roi a donné à la France une avance considérable dans le domaine des sciences naturelles. Les Jussieu sont sans aucun doute la plus célébre famille de botanistes de France. Antoine de Jussieu (1686-1758), médecin, a fait un mémoire sur les plantes fossiles dans le charbon ainsi qu'un Traité des vertus des plantes. Bernard (1699-1777), son frère, démonstrateur au jardin du roi, a donné des cours à plusieurs naturalistes dont Buffon, Linné, Michel Adanson et Duhamel du Monceau. Bernard entretenait une correspondance avec Linné et il avait arrangé sa classification des plantes au jardin du roi selon la méthode de ce dernier, en y introduisant toutefois quelques améliorations. Enfin, son neveu, Antoine-Laurent (1748-1836), mettra par écrit et publiera les travaux de Bernard.

Toujours dans la veine des grands botanistes français, Michel Adanson (1727-1806), considéré par Morton comme le plus grand botaniste de France, a laissé une marque indélébile dans l'histoire des sciences naturelles. Il a fait un voyage d'étude au Sénégal (1748-1754) et publia à son retour une Histoire naturelle du Sénégal (1757). Ses prises de position vont à l'encontre des courants de pensée en vigueur: il rejette l'idée d'une partie de la plante qui en serait l'"essence", c'est-à-dire qui constitue un a priori pour sa classification. Adanson affirme que la plante doit être considérée dans son ensemble quand vient le temps de l'insérer dans un système de classification. Contrairement aux auteurs qui l'ont précédé, Adanson décrit avec beaucoup de détails les végétaux dans Familles de Plantes (1763), ce qui a permis à la taxonomie de faire par la suite des progrès énormes. Michel Adanson, envers et contre tous, s'opposait à la nomenclature de Linné, ce qui lui a sans doute valu d'être un peu oublié par ses contemporains.

A côté du développement de la classification et de la nomenclature qui marque la botanique du XVIIIème siècle, il y a eu de nombreuses découvertes au point de vue physiologique. En 1719, J. Marchant rapporte dans les Mémoires de l'Académie des Sciences la première mutation de plantes dans un mercurialis, donnant ainsi à la paléobotanique de nouvelles voies à suivre. En 1760, en Russie, Koelreuter fait des expérimentations d'hybrides avec deux espèces de nicotiana, et remarque que la progéniture est stérile. On découvre ensuite le rôle que jouent les insectes dans la pollinisation. Enfin, Joseph Priestley (1733-1804), à la suite de ses recherches sur le gaz carbonique a découvert en 1775 que la plante se nourrit de ce gaz et rejette dans l'atmosphère de l'oxygène, indispensable à la survie des animaux. Il attribuait cette consommation aux besoins de la plante pour sa croissance, mais ce ne sera qu'en 1779 que Johannes Ingen-Housz (1730-1799) va démontrer le rôle de la lumière dans la fixation du carbone, ce qu'on appellera plus tard la photosynthèse.

Il est inutile d'aller plus loin, puisque Rousseau est mort en 1778 et que tout progrès ultérieur lui est donc inconnu. Forts de ces données, nous allons maintenant accompagner Rousseau dans ses premiers pas en science botanique.

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NOTES

(A) Nous nous sommes largement inspirés, pour la rédaction du présent chapitre, de l'ouvrage suivant: Morton A. G. History of Botanical Science, Academic Press, London, 1981.

Il s'agit du plus récent et du plus complet sur la question, qui tient compte de tous les autres titres que nous avons pu trouver.

(B) Pour des références complètes sur ces livres de botanique, voir en annexe.