1.1.2. Présence du monde végétal dès les premières oeuvres

On note chez Rousseau, à travers certains passages de ses premières oeuvres, une connaissance assez étendue du monde végétal. Ces textes feront l'objet du présent chapitre, et nous ne retiendrons que ceux qui précèdent 1762, car à partir de cette année, il s'intéresse de façon plus scientifique et méthodique à la botanique et il a donc une approche différente. Cela nous fournira des informations complémentaires sur les connaissances préalables et les dispositions de Rousseau face à la botanique. Nous prenons pour acquis que les idées des personnages de l'Émile et de la Nouvelle Héloïse sont en conformité avec celles de leur auteur.

Rousseau, dès les premières pages de son Émile, rapproche l'éducation de la culture:

... il [l'homme] ne veut rien tel que l'a fait la nature, pas même l'homme; il le faut dresser pour lui comme un cheval de manége; il le faut contourner à sa mode comme un arbre de son jardin. [...] Elle [la nature dans l'homme] y seroit comme un arbrisseau que le hazard fait naitre au milieu d'un chemin, et que les passans font bientôt périr en le heurtant de toutes part et le pliant dans tous les sens. (OCIV p.245)

Voilà qui semble un début prometteur pour notre recherche. Plus loin, on trouve encore ces deux passages:

On façonne les plantes par la culture et les hommes par l'éducation. (OCIV p.246)

Telle est, par exemple [exemple d'étouffement de la nature], l'habitude dont on gêne la direction verticale. La plante mise en liberté garde l'inclinaison qu'on l'a forcée à prendre: mais la séve n'a point changé pour cela sa direction primitive, et si la plante continue à végéter, son prolongement redevient vertical. Il en est de même de l'inclination des hommes. (OCIV p.247-248)

Il faut toutefois rester prudent devant de telles images. Elle ne tirent probablement pas leur originalité du fait de l'amour de Rousseau pour la nature, car il semble qu'il était courant, à l'époque, de comparer les enfants à des plantes (A) (B). En fait, par sa nature même de traité sur l'éducation, l'Émile n'offre que très peu d'éléments sur l'amour de Rousseau pour la botanique. En fouillant bien, on finit pourtant par y trouver de petits passages intéressants et très valables, comme ce petit sermon sur la mode des fleurs séchées. Cela contribue à cerner la personnalité de Rousseau et à mettre en lumière les détails de sa passion pour la botanique.

Couvrir sa cheminée au mois de Janvier de végétations forcées, de fleurs pâles et sans odeur, c'est moins parer l'hiver que déparer le printemps; c'est s'ôter le plaisir d'aller dans les bois chercher la prémiére violette, épier le prémier bourgeon et s'écrier dans un saisissement de joye: mortels, vous n'étes pas abandonnés, la nature vit encore. (OCIV p.680)

Le fait de sécher des fleurs n'est pas décrié ici, le tuteur d'Émile s'en prend plutôt à l'habitude d'avoir des fleurs en plein hiver, ce qui les dénature. Il importe d'apporter une nuance, car la passion des herbiers sera une de celles qui accapareront le plus Rousseau dans ses vieux jours.

Maintenant, comment l'aménagement d'un domaine est-il envisagé? Cette fois, c'est Émile qui prend la parole:

J'aurois [dit Émile] un potager pour jardin et pour parc un joli verger semblable à celui dont il sera parlé ci-après. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seroient ni comptés, ni cueillis par mon jardinier, et mon avare magnificence n'étaleroit point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. [...] ... la salle à manger seroit par tout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre; quelquefois au loin, près d'une source vive, sur l'herbe verdoyante et fraiche, sous des touffes d'aulnes et de coudriers une longue procession de gais convives porteroit en chantant l'apprêt du festin; on auroit le gazon pour table et pour chaise, les bords de la fontaine serviroient de buffet et le dessert pendroit aux arbres. (OCIV p.687)

On peut rapprocher cette description de celle des Charmettes, donnée au chapitre précédent. N'oublions pas que les Charmettes étaient un domaine d'exploitation. Rousseau les aurait-il eues à l'esprit en écrivant ces lignes de l'Émile? Aussi, quand il parle des promeneurs, sans doute l'auteur puise-t-il dans les moments vécus lors des randonnées pédestres de sa jeunesse. Il devait parfois lui arriver d'avoir à grapiller les arbres bordant la route. Enfin, il y a ce passage où Émile aperçoit un jardin de rêve, ce qui nous donne une bonne idée des goûts de Rousseau en ce domaine.

[...] ce jardin a pour parterre un potager très bien entendu, pour parc un verger couvert de grands et beaux arbres fruitiers de toute espéce, coupé en divers sens de jolis ruisseaux et de plate-bandes pleines de fleurs. Le beau lieu! s'écrie Émile plein de son Homére et toujours dans l'enthousiasme; je crois voir le jardin d'Alcinoüs. (OCIV p.783)

Comparons maintenant le jardin d'Émile à celui de Julie. Le passage le plus intéressant de la Nouvelle Héloïse qui concerne notre propos, est sans conteste la lettre XI à Milord Edouard décrivant l'élysée de Julie (C). Nous avons tenté de le réduire le plus possible:

Je me mis à parcourir avec extase ce verger ainsi métamorphosé; et si je ne trouvai point de plantes et de productions des Indes, je trouvai celles du pays disposées et réunies de maniere à produire un effet plus riant et plus agréable. Le gazon verdoyant, épais, mais court et serré étoit mêlé de serpolet, de baume, de thim, de marjolaine, et d'autres herbes odorantes. On y voyait briller mille fleurs des champs, parmi lesquelles l'oeil en démêloit avec surprise quelques unes de jardin, qui sembloient croitre naturellement avec les autres. Je rencontrois de tems en tems des touffes obscures, impénétrables aux rayons du soleil comme dans la plus épaisse forêt; ces touffes étoient formées des arbres du bois le plus flexible, dont on avoit fait recourber les branches, pendre en terre, et prendre racine, par un art semblable à ce que font les mangles en Amérique. Dans les lieux plus découverts, je voyois çà et là, sans ordre et sans simétrie des broussailles de roses, de framboisiers, de groseilles, des fourrés de lilac, de noisettier, de sureau, de seringa, de genêt, de trifolium, qui paroient la terre en lui donnant l'air d'être en friche. Je suivois des allées tortueuses et irrégulières bordées de ces boccages fleuris, et couvertes de mille guirlandes de vigne de Judée, de vigne vierge, de houblon, de liseron, de couleuvrée, de clématite, et d'autres plantes de cette espece, parmi lesquelles le chevrefeuil et le jasmin daignoient se confondre. (OCII p.472-473)

Ce passage dénote une certaine expérience de Rousseau en ce qui regarde l'aménagement paysager et il donne la preuve d'un savoir assez étendu en ce qui concerne les noms de plantes. Rousseau se sert admirablement de ses connaissances botaniques, encore rudimentaires à ce moment, pour la composition de ses descriptions. Tout ce qu'il sait au moment de rédiger ces lignes, il l'a sans doute appris auprès de madame de Warens, à moins qu'il n'ait aussi acquis quelques notions auprès des Encyclopédistes, mais il n'y a, pour l'instant, aucun moyen de vérifier cette dernière hypothèse. Il faut remarquer aussi à quel point cet aménagement diffère de celui qu'il a fait à Mont-Louis, auprès du Maréchal de Luxembourg, et que nous avons évoqué un peu plus haut.

Vous ne voyez rien d'aligné, rien de nivelé; jamais le cordeau n'entra dans ce lieu; la nature ne plante jamais rien au cordeau; les sinuosités dans leur feinte irrégularité sont ménagées avec art pour prolonger la promenade, cacher les bords de l'Isle, et en aggrandir l'étendue apparente, sans faire des détours incomodes et trop fréquens. (OCII p.479)

Si l'aménagement qu'a fait Rousseau à Montmorency, ne correspond pas à celui de l'Elysée, ce dernier semble correspondre à celui de Le Nôtre à Montmorency, et il aurait pu s'en inspirer. Rousseau semble préférer, dans l'Elysée, la disposition des jardins à l'anglaise. En effet, on commençait, en France, à s'intéresser à d'autres formes de jardins, et on mélangeait les jardins français et anglais (D). On en faisait des lieux de promenades "romanesques" où l'on pouvait aller rêver (E), on y mettait parfois des ruines, des tombeaux et d'autres accessoires propices à l'évasion de l'esprit (F). Pourtant, dans l'un des aménagements comme dans l'autre, Rousseau pourrait dire avec Julie:

Il est vrai, dit-elle, que la nature a tout fait, mais sous ma direction, et il n'y a rien là que je n'aye ordonné. (OCII p.472)

L'homme reste maître, du début à la fin, des productions de la nature. Plus tard, Rousseau, sans vraiment renier cette première position, préférera les végétaux sauvages, cueillis dans la nature. D'autre part, Rousseau semble condamner l'exotisme, celui des jardins chinois qui avaient une certaine popularité en Europe:

Au reste, [dit Saint-Preux] j'ai vu à la Chine des jardins tels que vous le demandez, et faits avec tant d'art que l'art n'y paroissoit point, mais d'une maniere si dispendieuse et entretenus à si grands fraix que cette idée m'ôtoit tout le plaisir que j'aurois pu goûter à les voir. C'étoient des roches, des grotes, des cascades artificielles dans des lieux plains et sabloneux où l'on n'a que de l'eau de puits; c'étoient des fleurs et des plantes rares de tous les climats de la Chine et de la Tartarie rassemblées et cultivées en un même sol. On n'y voyoit à la vérité ni belles allées ni compartimens réguliers; mais on y voyoit entassées avec profusion des merveilles qu'on ne trouve qu'éparses et séparées. La nature s'y présentoit sous mille aspects divers, et le tout ensemble n'étoit point naturel. (OCII p.484)

Tout cela est loin de ce que Rousseau considère comme son goût naturel. (G)

Après avoir fouillé la vie et l'oeuvre de Rousseau, il nous reste à explorer l'époque, afin de voir jusqu'à quel point des influences extérieures ont pu jouer pour amener un auteur qui vient d'écrire deux traités et un roman à s'intéresser à la botanique.

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NOTES

(A)Les images empruntées à l'agriculture sont banales, de l'article éducation de l'Encyclopédie à la Logique de Condillac, où les enfants sont `des plantes que nous avons mutilées jusques dans la racine et qui meurent stériles.' (OCIV p.1292; p.245, note 2. Commentaire de John S. Spink.)

(B) Bien que qu'elle soit hors de notre propos, il faut signaler aussi la leçon de propriété donnée à Émile au moyen de fèves. Son tuteur commence par donner à Émile du goût pour l'agriculture:

Il n'aura pas vû deux fois labourer un jardin, semer, lever, croître des légumes qu'il voudra jardiner à son tour. (OCIV p.330)

Émile plante des fèves qu'il soigne tous les jours. On sait par la suite quel sort leur fera le jardinier Robert: il les laboure parce qu'on lui a gâché ses graines de melon. Finalement, une entente est conclue et Émile peut cultiver ses fèves à condition de remettre la moitié de sa production à Robert.

(C) OCII p.470-488.

(D) Mornet, Daniel, le Sentiment de la nature en France au XVIIIème siècle, Burt Franklin, New York, 1971, réédition de 1907, p.224. Il sera question de façon plus approfondis des jardins anglais et français en II.3.B.

(E) Idem, p.241.

(F) Idem, p.243.

(G) (OCII p.1609) la note donne ce renvoi dans les Confessions:

Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il fut ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrens, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés qui me fassent bien peur. (OCI p.172)