Les fanzines de bande dessinée en France

par Sylvain Rheault et Jean Sébastien

1987

Article réalisé dans le cadre d'un projet subventionné par l'Office Franco-Québécois pour la jeunesse.


Le talent en bande dessinée, comme dans tous les arts d'ailleurs, n'est pas inné. Il ne s'acquiert qu'après avoir usé moult crayons et griffonné assez de papier pour déboiser une petite forêt. Certains dessinateurs ont pu, comme Leloup auprès d'Hergé, travailler plusieurs années dans un studio en attendant de pouvoir se lancer dans une carrière solo... et d'avoir à leur tour des disciples. Mais cette méthode de formation intéresse peu les jeunes d'aujourd'hui qui n'ont pas envie de rester dans l'ombre une partie de leur vie. "Ce qu'ils veulent, constate Jean-Claude Faur de Bédésup, à Marseilles, c'est publier un album tout de suite". L'expérience, les jeunes dessinateurs vont maintenant la chercher dans un support qu'ils ont eux-mêmes créé: les fanzines.

Vous avez dit fanzine?

"Ce mot, explique Yves Frémion, autrefois responsable d'un fanzine, Le petit Mickey qui n'a pas peur des gros, et aujourd'hui à l'emploi de Fluide Glacial, est une fusion des mots "fan" et "magazine", "fan" dérivant lui- même de "fanatic"". Par définition, il s'agit d'une revue où les gens ne sont pas payés et ne collaborent qu'à titre d'amateur. Ce genre de publication apparut au début des années '70, dans le courant des grands mouvements étudiant. À l'époque, le papier n'était pas cher et cela permettait aux jeunes de s'exprimer d'une façon nouvelle et marginale. "Les fanzines poursuivent deux activités majeures, fait remarquer Jean-François Douvry, responsable de Bulles Dingues à Grenoble, à côté de la diffusion de BD d'amateurs, ils ont une fonction de critique". En effet, les fanzines, contrairement aux revues de BD commerciales, sont beaucoup plus libres d'exprimer leurs opinions parce qu'ils sont indépendants des maisons d'édition. En général, les parties rédactionnelles et créatives comptent chacune pour 50% du contenu, mais certains fanzines se veulent d'abord des tremplins pour leurs auteurs, comme À l'aise de Limoges, dirigé par Hubert Holles, alors que d'autres se consacrent presque entièrement à la critique et aux dossiers d'auteurs tel Hop de Louis Cance à Aurillac. Les monographies et recherches de ce dernier sont parfois si complètes qu'on se demande ce qu'il pourrait y avoir de plus à dire. Les professionnels, en plus de servir de chair à interview, réalisent souvent, à titre bénévole, des couvertures et de petits dessins pour les fanzines. Cela attire les lecteurs et favorise la promotion des collaborateurs moins bien connus.

De merveilleux fous

À la tête de tout fanzine se trouve un individu qui s'occupe des finances, qui voit au montage et à l'impression, qui supplie les dessinaterus lorsqu'approche la date de tombée et les engueule lorsqu'elle est passée, bref qui se démène comme cents diables. Ce responsable consacre ses loisirs, ses fins de semaine et jusqu'à son argent de poche à la seule fin de pouvoir tenir entre les mains un exemplaire de son fanzine sentant encore l'encre frais. Tant de sueur pour un tirage de 500 ou 1000 copies, occasionnellement 2500 ou 3000. On reste sur l'impression qu'une montagne vient d'accoucher d'une souris, que ces sacrifices tiennent de la folie. Pourtant, sans ces forçats enchaînés par la passion de la BD, point de fanzines. Rendons hommage à quelques-uns que nous n'avons pas encore nommé: Jean-Christophe Menu de Lynx à Paris, Alain Ledoux et Pierre Surest de Sapristi à Dieppe, Didier Millotte de Ziiip à Belfort, Patrick Gharnaout de Kostar Kravat de Champagne-Ardenne et plein qui, de leurs efforts herculéens, font un loisir délicieux. Mais disposer d'un fou n'est pas tout, il faut toute une équipe pour réaliser une revue. "Les fanzines, raconte Jean- François Douvry, se fondent autour d'un petit noyau de personnes qui ont en commun la passion de la BD. Ils veulent s'exprimer par la BD ou exprimer leur point de vue sur la BD". Curieusement, les gens qui collaborent aux fanzines n'ont pas en moyenne 15 ou 20 ans mais 26 ans bien sonnés, cela calculé à partir d'échantiollons allant de 16 à 55 ans. Si les fanzines publient tout ce que leur soumettent leurs collaborateurs, certains présentent quand même un contenu assez homogène. Qui se ressemblent s'assemblent. Ainsi, Papier Occult de Mulhouse se spécialise dans l'humour, Mutant ACB flirte avec les super-héros, Séduction, à Troyes, fait dans l'avant-garde et Atomik, à Paris, édite des choses inqualifiables mais non inintéressantes.

Sans un rond tu meurs

En France, un fanzine peut bénéficier de subventions pouvant atteindre 15 000 FF par année (environ 3 500.00$). Outre le Centre National des Lettres, les départements, municipalités et maisons de la culture se font un honneur de soutenir les fanzines de leur région. Qui sait s'il ne se trouve pas là un auteur qui deviendra célèbre un jour et dont une partie de la gloire rejaillira sur son bled natal. Espérons que les organismes d'ici trouveront un jour l'inspiration de venir en aide aux fanzines québécois. A part cela, les sources de financement sont très limitées. Il y a bien un soupçon de publicité, mais habituellement les gens investissent leur propre argent, espérant en revoir la couleur grâce aux profits des ventes, ce qui n'arrive jamais. "Les fanzines sont un gouffre financier reconnaît Philippe Morin de PLGPPUR à Paris, il faut y investir comme dans un hobby". Plein La Gueule Pour Pas Un Rond fonctionne ainsi depuis 1978 et il n'a jamais songé à en vivre. Évidemment, quand on se lance pour la première fois dans une telle entreprise, les ambitions sont démesurées. On rêve de conquérir le marché national, voire mondial. Les fanzines qui ne se prennent pas au sérieux savent se contenter d'un petit public, celui de leur région d'origine. C'est ce que prêche Styde, directeur de l'excellent Mad Moselle de Thionville. De plus, les diffuseurs exigent 40% du prix d'une revue, ce qui encourage la distribution au jus de bras et explique les limitations géographiques auxquelles font face les fanzines. Pour compenser, certains libraires sympas acceptent de les vendre sans profits, mais il reste que malgré tout les fanzines ne se vendent pas. En effet, le prix d'un numéro varie entre 10 et 36 FF (3 et 9 dollars) ce qui ne fait même pas hésiter un lecteur moyen à préférer une revue commerciale de meilleure qualité pour la même somme. Un fanzine dont la gestion prévoit faire de l'argent au moyen des ventes est condamné à disparaître au bout de quelques parutions. C'est pour cela que les fanzines, pour la plupart, sont éphémères. En résumé, un fanzine naît de beaucoup de passion, vit avec beaucoup de problèmes et meurt avec beaucoup de dettes.

Façons de se faire voir

Pendant leur courte vie, les fanzines en profitent pour envoyer leurs productions à toutes les maisons d'édition avec l'espoir qu'un de leurs collaborateurs soit remarqué. Est-ce là une démarche bien utile? Philippe Morin raconte qu'un éditeur lui avait un jour téléphoné afin d'avoir les coordonnées d'un dessinateur de PLGPPUR. Quant à Jacques Diament, des éditions Audie, éditeur notamment de Gotlib et de Fluide Glacial, il affirme qu'il ne lit pas les fanzines qu'il reçoit. Il les empile dans une pièce et ils iront un jour à la poubelle. En plus de ce service de presse, les fanzines se font connaître lors de festivals qui se tiennent un peu partout en France. À Audincourt, en Franche-Comté, se tient tous les ans, début novembre, une fête de la BD qui rassemble les équipes de fanzines des quatre coins de la France. La ville, généreuse, décerne plusieurs récompenses aux participants dont le prix Phénix d'une valeur de 3000 FF (750.00$). Cependant, les "fanzineux", comme il faut les appeler, doivent oublier ce genre de manifestation s'ils espèrent y vendre leurs 400 derniers exemplaires car, rappellons-le, très peu de gens recherchent ce type de publication. À défaut de se faire de l'argent, ils se font des copains, échangent leurs fanzines et rencontrent les auteurs invités qui leur prodiguent des conseils et des encouragments. Ainsi, le meilleur public des fanzines reste les fanzineux eux-mêmes et cela est dommage car les gens intéressés par la BD s'accordent à dire que la BD de demain se fait dans les fanzines d'aujourd'hui.