L'édition de la bande dessinée en belgique

par Sylvain Rheault et Jean Sébastien

1989

Article réalisé dans le cadre d'un projet subventionné par l'Agence Québec-Wallonie-Bruxelles.


Présentation du projet

Est-il possible d'exporter de la bande dessinée sur les marchés étrangers? Faut-il pour cela commencer par développer un marché local fort?

Notre idée était qu'il n'était pas nécessaire de commencer par développer le marché local à tout prix puisque nous avons déjà des produits exportables: des planches et des albums. Nous nous proposions de présenter à différents éditeurs belges ces deux formes de marchandises.

Nous voulions aussi voir la situation du marché belge en vue de la comparer à la nôtre. En constatant l'état de santé des petites maisons d'édition belges, et en s'inspirant de leur savoir-faire, nous voulions ramener des informations utiles aux éditeurs de petite presse du Québec. L'intérêt d'étudier le marché belge est qu'il ressemble beaucoup au nôtre; il y a, d'une part, la possibilité d'édition bilingue et, d'autre part, la présence d'un marché voisin beaucoup plus important que le marché d'origine (France et U.S.A.).


Première partie: Vendre des planches

Les choix des directeurs artistiques belges

Les jeunes dessinateurs qui cherchent à vivre de leur art doivent, partout où ils vont proposer leurs services, affronter un adversaire implacable: le directeur artistique. Etant responsable des bédés qui seront publiées, on peut affirmer que la survie d'une maison d'édition dépend dans une large mesure des décisions de cet homme. Ses choix s'établissent donc selon les lois strictes du marché. La première de ces lois est de plaire au plus large public possible. La seconde consiste à plaire le plus possible au public; un consommateur satisfait de son achat songera peut-être à se procurer les autres numéros de la collection.

Fort de ces vérités évidentes mais souvent négligées, nous allons faire la description détaillée du produit le plus susceptible de plaire à un directeur artistique. Yves Schlirf, libraire à Bruxelles, distingue trois lieux de découverte dans un album: la couverture, le graphisme et le scénario. Suivons cet ordre et voyons comment on peut y appâter le lecteur.

La première chose qui captera l'attention d'un acheteur éventuel, c'est la couverture. Il importe donc de la soigner particulièrement et de mettre tout en oeuvre pour la rendre attractive. La recette des femmes nues ne prend plus, il faut innover, étonner tout en donnant une idée exacte de la teneur de l'album. Contrat difficile s'il en est un.

Monsieur Le Berre, de Dargaud Bénélux, préfère retrouver, lorsqu'il considère l'aspect graphique d'une BD, un style qui correspond un peu à l'un de ceux que publie la maison, question d'assurer une certaine homogénéité. La plupart des éditeurs que nous avons rencontrés nous ont dit préférer les dessins réalistes à tous les autres, à condition qu'ils restent très lisibles, ce qui n'est pas toujours facile à réaliser dans une petite case. Le public aime voir la réalité représentée, celle qui lui est proche comme celle qui est exotique et une bonne dose de petits détails authentiques ne manqueront pas de lui plaire. Dans une série d'aviateurs, par exemple, on aimera voir toutes les vis d'un train d'atterrissage. Monsieur Vanderhaeghe, scénariste et éditeur de Harry Dickson, insiste, lors de la mise en dessin d'une planche, pour qu'une locomotive par exemple soit d'un modèle authentique et reconnaissable. Bref, si l'on est capable d'un travail de représentation graphique minutieux cela sera toujours apprécié. Le dessinateur, en plus d'un talent hors du commun, aura tout intérêt à posséder la totale maîtrise du dessin classique et de l'encrage s'il veut être à même de rencontrer les exigences minimales du directeur artistique d'une grosse boîte.

La couleur exerce un attrait certain sur les gens. Attiré d'abord par la couverture, le client feuilletera le bouquin et cette fois c'est la qualité du graphisme et la beauté des couleurs qui doivent le charmer. Un dessinateur aura intérêt, dans la mesure du possible, à appliquer lui-même ses couleurs, car les studio de colorisation, selon Jean-Luc Cornette, coûtent assez cher et le résultat ne semble jamais totalement satisfaisant. Par contre, il importe de bien maîtriser cet art, car des teintes mal appliquées peuvent rebuter définitivement le client occasionnel.

Enfin, piqué par la couverture, séduit par le graphisme, l'acheteur potentiel commence à lire un peu l'histoire. Il faut que le charme opère jusqu'au bout et pour ce faire le scénario doit être à la hauteur de l'attente amenée par la qualité graphique présentée. C'est l'aventure réaliste qui semble avoir la meilleure cote auprès des éditeurs que nous avons rencontrés, de même que les histoires policières et les adaptations de romans. Le public type se situe aux alentours de 12 ans. Plus jeune que cela, on a affaire à un public d'enfants et si on veut présenter des histoires qui demandent plus de maturité, on ne pourra compter que sur un public d'adultes seulement. Cette tranche d'âge représente donc un juste milieu de même que le public le plus vaste. D'autre part, beaucoup de maisons, comme Lefranc éditeur, refuseront carrément ce qui est érotique ou pornographique, même si le graphisme dépasse ce qu'aurait pu faire Michel-Ange. On tient avant tout à toucher le grand public et l'érotisme, en plus de se limiter aux adultes, est maintenant considéré comme une recette trop facile. Tout comme pour le dessin, il est préférable d'ancrer solidement son scénario dans la réalité quotidienne. Ainsi, il semble, comme ce fut le cas à Liège pour Tchantchès et Zanzan sabots d'or, que le public pourrait s'intéresser à la BD d'un auteur local parce que ce dernier campe ses personnages dans un décor qui leur est familier. Il n'est pas question, pour un auteur québécois, de chercher à imiter l'ambiance européenne, mais il aurait tout intérêt à présenter son environnement particulier comme quelque chose d'exotique au public européen. En ce qui a trait aux genres, il faut savoir que le public belge préfère le fantastique à la science-fiction. Sans doute est-ce dû à leur folklore, riche en légendes de toutes sortes, plus particulièrement celui des Ardennes. Monsieur Malaise, collectionner de longue date, affirme qu'il ne faut pas se gêner pour écrire de longues histoires pouvant s'étendre sur plusieurs albums. 48 pages, on peut lire cela en un quart d'heure. L'humour aussi se vend bien, mais il arrive parfois qu'il faille le situer dans un contexte culturel bien particulier, ce qui le rend plus difficilement exportable, contrairement aux récits d'aventure. Enfin, comme le client occasionnel a tendance à acheter les produits qui lui semblent le plus familier, un auteur de BD qui débute aura tout intérêt à présenter d'abord des adaptations ou à travailler en collaboration avec un scénariste connu. La conquête des directeurs artistiques belges et français ne peut se faire qu'aux conditions qui viennent d'être énumérées.

La formation académique

Il importe de mentionner l'importance qu'a prise l'Institut Saint-Luc pour la formation et le placement des jeunes auteurs de bande dessinée. Cette école accueuille plus de 2000 étudiants de 15 à 25 ans et peut compter sur 331 enseignants à temps plein ou partiel. Le cours de spécialisation en BD dure 3 ans et il est équivalent à une technique de niveau universitaire. Le principal avantage de ce genre d'institution, c'est qu'on peut se consacrer plus tôt à son futur métier et ainsi accumuler très jeune beaucoup d'expérience. Voilà quelque chose qui n'a pas d'équivalent au Québec. Les jeunes auteurs québécois, comme Jean-François Guay que nous avons rencontré, qui veulent augmenter leur potentiel ont tout avantage à aller passer quelques années sur les bancs de cette école. Le fait de baigner dans un milieu aux standarts très élevés ne peut être que stimulant et cela permet de s'ajuster tout de suite à la concurrence puisque qu'elle est sur le banc d'à côté. Enfin, autre avantage qui n'est certe pas à négliger, l'Institut Saint-Luc reçoit périodiquement la visite de responsables des grandes maisons d'éditions de Belgique. Il y a donc un contact direct qui s'établit avec le futur employeur. Cependant, les chances de se faire embaucher restent assez modestes. Par exemple, sur une trentaine d'étudiants au départ, il n'y a que dix finissants parmi lesquels seulement deux obtiennent tout de suite un emploi rénuméré en bande dessinée.

Les avantages de la prépublication

Tout le monde s'accorde à dire qu'il est très avantageux de prépublier, mais même s'il s'agit d'une évidence, parlons un peu de cet aspect.

Un auteur ne perd rien à voir ses planches prépubliées. Il peut ainsi toucher tout de suite un certain cachet sur son travail et cela lui permet d'être rénuméré sur une base régulière. La publication d'un album, par exemple, généralement plus rentable, a le désagrément de produire des revenus en une seule fois. L'auteur doit ensuite organiser son budget jusqu'au prochain album. De plus, les redevances sur les droits d'auteurs sur chaque volume (10% en Belgique) mettent beaucoup de temps à arriver. La prépublication, quant à elle, représente une source immédiate et régulière de revenus. Cela étant dit, les choses ne sont pas aussi simples qu'elles en ont l'air. Les revues spécialisées en bande dessinée cessent leurs activités les unes après les autres. Récemment encore, Pilote et Circus rendaient l'âme. Les revues qui restent opèrent presque à perte et n'ont plus guère d'autres fonctions que de servir de catalogue pour la maison d'édition. D'autre part, comme ces magazines ont maintenant adopté la politique de publier des récits complets, les revenus générés par ce genre de publication ne sont pas mieux répartis que ceux des ventes d'albums. Les auteurs nouveaux ont plutôt intérêt à s'adresser à des quotidiens, à des hebdomadaires et à des mensuels qui ne sont pas spécialisés en BD. Pour ces publications, une planche de bande dessinée n'est qu'un moyen comme un autre d'attirer la clientèle ou de conserver le lectorat habituel. D'autre part, l'auteur aura l'avantage d'être publicisé auprès d'un large public. Par la suite, les chances seront plus fortes pour que le public, familier avec cet auteur, ait envie d'acheter ses albums. Pour réussir à se creuser une place dans un quotidien, il faudra se plier religieusement aux exigences de la rédaction qui ne voudra rien d'autre qu'un contenu grand public. Il ne faut donc pas négliger ce débouché, même s'il n'est pas toujours bien payé, car la prépublication peut devenir un outil publicitaire incomparable. Les fanzines aussi peuvent servir de tremplin. L'ennui, c'est qu'ils paient très rarement les planches qu'ils publient. De plus, leur tirage et leur diffusion limités ne donnent pas la même ampleur à la publicité que peut engendrer un quotidien. Le fanzine sert habituellement aux passionnés qui veulent se faire plaisir. Il vaut mieux y contribuer à titre d'amateur, pour le plaisir, ou encore s'en servir de banc d'essai pour y développer ses habiletés. Il faut cependant signaler l'exception notable du fanzine Keskidi de Raymond Burini. Ce businessman de la rue a mis au point un fantastique réseau de distribution dont on reparlera plus loin. Il a le grand mérite de payer les planches qu'il publie et un auteur ne devrait pas manquer d'aller lui rendre une petite visite.

Un champ auquel on pense peu: les ouvrages éducatifs sous forme de BD

De façon usuelle, on considère la BD comme un genre à part entière, différent des autres formes artistiques. Il s'agit d'un médium facile à décoder et qui a l'avantage de mettre sous les yeux l'objet même du discours. On fait de plus en plus appel à la BD dans les écoles et l'armée américaine s'en est même servi pour réaliser un guide sur la sécurité. Fort de ces constatations, on peut considérer la bande dessinée à vocation didactique comme un marché en expansion et encore peu exploité. Il y a au Québec plusieurs expériences qui ont déjà été menées en ce sens. Qu'on pense à La Puce à l'oreille ou aux Petits Débrouillards de Goldstyn ou à Fil de fer. S'il pouvait y avoir moyen de s'entendre avec le ministère de l'Education ou avec une commission scolaire, il y a beaucoup à parier qu'il s'y trouverait d'alléchants contrats. Cependant, il faudra aller frapper plusieurs fois à la porte des fonctionnaires concernés, parce qu'ils n'ont pas encore pu se rendre compte de tout le potentiel didactique qu'offre la BD.


Deuxième partie: Vendre des albums

De quelques détails techniques

On constate, fait remarquer Monsieur Malaise, collectionneur invétéré, que le public francophone, autant celui de France que celui de Belgique, a un certain côté bibliophile, contrairement aux lecteurs flamands et américains par exemple qui préfèrent payer le moins cher possible. Aux premiers, qui sont avant tout collectionneurs, on donnera un produit durable fait de matériaux de qualité. Pour ce marché, une couverture cartonnée ou rigide est de rigueur. D'autre part, la texture et la couleur de la jaquette peuvent influer sur le choix des clients. Raymond Burini, éditeur de Keskidi, affirme que, depuis qu'il utilise une couverture imperméable et douce au toucher, ses ventes auraient augmenté de 30%. D'autre part, des pages cousues, parce qu'elles tiennent mieux, sont préférables aux pages collées. Cela dit, ce dernier détail ne devrait être réservé qu'à certains exemplaires de luxe. Toujours, le prix doit rester abordable à une majorité de gens et doit pouvoir se comparer avantageusement aux albums équivalents.

D'autre part, l'éditeur doit chercher à rassembler des styles compatibles entre eux. Cela assure une certaine homogénéité à l'intérieur des diverses collections qui sont offertes. Cela peut devenir la marque de commerce de la maison. Plus la maison est petite, plus elle devra se spécialiser dans un genre propre si elle veut avoir une chance de se faire un nom. En prenant de l'expansion, l'éditeur pourra greffer d'autres collections à ce qu'il présente déjà.

Faire appel à des indépendants

Il peut arriver parfois qu'un éditeur fasse appel à des professionnels pour mettre au point une bande dessinée. Monsieur Lefrancq procède parfois de cette façon. Ainsi, il mettra sous contrat un scénariste qui lui fournira le script d'un récit. Il embauchera ensuite un dessinateur qui réalisera le crayonné et l'encrage. Un lettreur, un coloriste, un maquettiste, un imprimeur se succèdereront jusqu'à ce que le produit fini soit prêt à être distribué. Le problème avec ce genre d'opération c'est qu'elle est ponctuelle. Les gens à qui l'on fait appel doivent déjà posséder un studio ou avoir un second travail. Certaines BD, comme Bob et Bobette sont devenue de véritables industries, où les gens, un peu comme pour les comics américains, travaillent à la chaîne. Il est vrai que les gens qui oeuvrent dans ces studios ont l'opportunité de se former en attendant de devenir à leurs tour de gros vendeurs.

Problèmes reliés à l'impression

Les pires maux de tête d'un éditeur lui viennent certainement de la gestion des frais d'impression. Pour bien se vendre, un album doit coûter le moins cher possible, et pour coûter le moins cher possible, il faut imprimer le plus d'albums possible. Sinon le produit ne sera pas concurrentiel et restera sur les tablettes. Le seuil d'un tirage en Belgique est de 10 000 exemplaires, mais les profits commencent à ètre intéressants à partir de 20 000. Il faut cependant tenter de cibler le mieux possible le tirage de façon à n'avoir pas de surplus et à n'avoir pas à faire une réédition coûteuse. Un tirage de ce genre doit être amorti sur quatre ans au moins, ce qui demande une mise de fond initiale énorme. Heureusement qu'il existe, au Québec, des subventions pour l'édition de livres, parce que les petits tirages auxquels nous sommes limités ne permettraient jamais de concurrencer les productions européennes et américaines qui prennent place sur les tablettes des libraires. Par contre, il existe plusieurs façon de réduire les frais d'impression. On peut faire appel à un imprimeur étranger, si les coûts de transport ne sont pas trop exorbitants. On peut avoir sa propre imprimerie, mais cela n'est donné qu'aux très grosses maisons d'édition. On peut aussi signer des contrats avec l'imprimeur en partenariat. Par exemple, plusieurs petites maisons s'entendent pour un projet conjoint d'impression. Il est alors possible de négocier tous les albums à imprimer en un seul gros contrat. C'est là une solution très envisageable au Québec, à condition d'avoir des spécialisations hétérogènes et de présenter un catalogue commun. L'avantage de ce genre d'aventure en partenariat est la quantité des produits offerts en catalogue. Plus il y a de titres et mieux cela paraît. En Belgique, beaucoup de libraires se sont lancé dans l'édition. Pour certains, il ne s'agissait que d'offrir des gâteries à leurs clients réguliers ou d'un moyen d'augmenter leur clientèle. D'autres voulaient éditer certains auteurs qu'ils jugeaient excellents. Peu de ces libraires ont véritablement fait des profits. L'obstacle majeur, comme on va le constater plus bas, c'est la distribution des albums. Un autre exemple de partenariat est celui de Dargaud-Bénélux qui est devenu indépendant de la maison mère. Des auteurs belges et flamands sont édités et les albums sont vendus à Dargaud Canada, à Dargaud Suisse et à Dargaud qui se chargent de les distribuer. Il existe un comité de lecture commun pour tout le groupe qui décidera des planches à éditer. Ainsi, il faudrait chercher à décider les maisons de distribution que sont Granger Frères et Dargaud Canada à se lancer dans l'édition et à expédier en Europe, sur le même voyage que les retour d'invendus, les albums d'auteurs québécois imprimés au Québec. N'oublions pas que l'une des forces économiques du Québec est que le papier y est bon marché. Enfin, les éditeurs québécois auraient tout intérêt à consacrer une partie de leur tirage au marché anglophone. Monsieur Demeulenaere, lorsqu'il dirigeait les Editions du Miroir, prévoyait tout de suite un gros tirage pour les planches couleurs. Au bout de 10 000 exemplaires, il changeait la trame noire en français pour la version flamande et repartait les presses pour 5000 albums de plus. Rien n'empêche de faire la même chose au Québec.

La distribution

La distribution pose aux petits éditeurs un grave problème. En effet, le plus souvent, leurs publications sont produites à un tirage relativmeent faible (10 000 à 20 000 exemplaires). Par ailleurs, le nombre de titres qu'ils proposent est généralement peu important. Il leur est donc difficile, voire impossible, d'assurer eux-mêmes la distribution.

Avec la prolifération des petits éditeurs, tant en Belgique qu'en France, au tournant des années 1980, un diffuseur sétait lancé dans la distribution de ces petites productions. Mais le mauvais travail du diffuseur Maître du Monde, le retard dans ses remises aux éditeurs, puis sa faillite a coûté la vie à de nombreux petits éditeurs, dont Michel Deligne, Magic-Strip et Ansaldi sont les plus connus. De ce groupe, seul Ansaldi a survécu et a pu relancer avec d'autres associés une nouvelle maison, la SEED.

Aujourd'hui le problème reste entier. C'est là une des principales raisons qui, tout récemment, a poussé les Éditions du Miroir, de Namur, à vendre au jeune groupe suisse Alpen. M. de Meulenaere, directeur des éditions, expliquait le mauvais travail des distributeurs par le manque d'intérêt financier qu'ils trouvent à la diffusion des ouvrages des petits éditeurs. Ainsi dans son cas, Hachette pour la France et Distri-BD pour la Belgique francophone, prenaient ses livres en dépôt. Au contraire, Standaart, le distributeur néerlandais, prenait des commandes fermes et payait à l'avance. Malgré un tirage français plus important, la proportion d'albums vendus était beaucoup plus grande en flamand.

L'éditeur scolaire Dessaim confirme cette hypothèse, en particulier pour la distribution à l'étranger qu'un groupe, même relativement important comme le holding Dessaim-De Boeck Wesmael, ne peut assurer lui- même. "Il est préférable de trouver un partenaire qui prend ferme et investit dans le produit ou encore une coédition plutôt qu'un diffuseur étranger qui prend l'ouvrage en dépôt", expliquait M. Philippe Tonnon, responsable des droits étrangers. Quand Dessaim s'est risqué à publier de la bande dessinée, c'était sur un coup de coeur. Mais le holding ne pouvait en assurer la distribution même pour la Belgique car le réseau de diffusion scolaire ne correspond pas au réseau de diffusion du livre de fiction. Avant qu'il puisse être rentable de se faire distribuer par un autre réseau, il aurait fallu avoir plusieurs collections et non deux titres. Dessaim aurait pu créer trois ou quatre collections précises comme le voulait le projet original, mais l'investissement n'aurait pu devenir rentable qu'au bout de plusieurs années. En attendant, les deux titres étaient perdus dans le catalogue des diffuseurs que Dessaim avait choisis. C'est pourquoi la maison a préféré se retirer du marché et n'éditer qu'à l'occasion des ouvrages pédagogiques sous forme de bande dessinée.

D'autres petits éditeurs ont résolu différemment le problème. Ainsi M. Vanderhaege qui adapte pour la bande dessinée las romans de Harry Dickson a choisi de s'auto-éditer; mais la distribution de ses adaptations est assurée par Dargaud. De la même façon, M. Claude Lefrancq voit pour la fondation Blake et Mortimer à la réédition des oeuvres de E. P. Jacobs; par ailleurs, il assure sous son nom la réédition d'oeuvres de jeunesse d'Albert Uderzo par exemple et à l'édition d'adaptations de romans de Maurice Leblanc (les Arsène Lupin).

Si les petits éditeurs trouvent leur intérêt à être distribués par Dargaud, Dargaud n'est pas en reste. Lefrancq en particulier lui offre des titres qui complètent bien son catalogue; quant aux Harry Dickson, leur tirage de 85 000 exemplaires rend l'opération commercialement rentable. Mais jamais Dargaud ne pourrait accepter de distribuer des oeuvres qui entreraient en compétition avec celles d'auteurs dont elle assure elle-même l'édition.

En effet, le catalogue Dargaud regroupe les séries par collection, question de créer chez le public lecteur comme chez les libraires et gérants de grande surface un effet de reconnaissance du produit. Ainsi les nouvelles séries seront présentées au catalogue sous un titre générique (par exemple Western ou Fantastique); et seules les séries bien établies ont droit à leur propre collection. De la même façon, les Éditions du miroir avaient choisi de cibler un public adolescent intéressé à la bande dessinée réaliste, bref un public un rien plus adulte que celui des ouvrages publiés au Lombard. Le fond des Éditions du Miroir deviendra chez Alpen une collection avec la même visée.

En effet, si le public spécialisé est prêt à risquer l'achat d'une nouveauté, ce n'est pas le cas des lecteurs occasionnels. "Il ne faut pas se le cacher, nou déclarait M. Le Berre, directeur chez Dargaud Bénélux, 80% de nos ventes se font dans les grandes surfaces".
La vente par correspondance ne constitue d'aucune façon une solution éventuelle au problème de la distribution. En effet un sous-traitant de Dargaud n'arrive à vendre par correspondance que les grandes séries, celles que le public connaît déjà. Même Dessaim dont le réseau de vente par correspondance est développé n'a pas vendu ses bédés de cette façon de peur de décevoir les attentes des clients, surtout des professeurs qui s'attendent à recevoi de l'information sur les nouveautés pédagogiques.

La seule autre hypothèse est la vente directe. Mais il faut alors monter son propre réseau de distribution. Nous n'avons pu trouver qu'un seul cas de ce type, la revue Keskidi, une revue petit format (20cm x 10cm) que son éditeur décrit comme "la revue des gens de la rue". Raymond Burini fabrique Keskidi depuis 17 ans; il a montésa propre équipe de distributeur en Belgique, ainsi qu'en France et engage des étudiants et étudiantes qui vendent la revue sur la rue ou dans les facultés sous la supervision des gérants locaux.

La promotion

L'éditeur assure la promotion de ses livres par le service de presse bien sûr, la distribution de présentoirs, l'organisation de séances de signatues, etc. Ainsi Dargaud Bénélux assure en Belgique et à l'étranger la promotion de ses auteurs maison, Roba pour Boule et Bill, Van Hamme et Vance pour XIII, etc. et reçoit sans frais Dargaud France le matériel de promotion pour les auteurs édités par la maison- mère (Astérix, Lucky Luke et les autres).

Quant aux libraires, ils font leurs propres choix de promotion, mettant à l'avant du magasin un album qu'ils ont aimé ou en bas un album qui les a peu intéressés. Ici encore intervient le travail des distributeurs dont la tâche est de rendre disponible ;es albums. "Mais trop souvent, nous expliquait M. de Meulanaere qui tient deux librairies (à Namur et à Louvain-la-Neuve), il faut indiquer au distributeur qu'un album viient de paraître".

Par ailleurs, la régression des ventes de bandes dessinées oblige les libraires à trouver d'autres revenus. Certains font le choix d'élargir le type de livres qu'ils tiennent en magasin à différents ouvrages de fiction en prose ou encore à d'autres ouvrages illustrés (livres pour enfants par exemple). La plupart cependant ont préféréajouter sur leurs tablettes des produits dérivés de bandes dessinées, modèles à coller, poupées, autocollants, etc., objets qui sont incidemment pour l'éditeur des outils de promotion évidents.

Enfin, bon nombre tiennent aussi en librairie ou dans une galerie adjacente des planches de dessinateurs ou des sérigraphies en tirage limité.

La gestion

Les éditeurs ont à faire face à un certain nombre de frais que l'on pourrait subdiviser en six grandes catégories: le paiement des planches, les frais généraux, l'impression, le fisc et les tarifs de douane, et le paiement des droits d'auteurs.

Le plus souvent, et en particulier s'il y a prépublication, l'éditeur paie un prix fixe pour chacune des planches qu'il achète. Les prix des planches varient selon qu'il s'agisse de planches couleurs ou non et selon la notoriété de l'auteur, généralement entre 10 000 FB et 30 000 FB. Quant à Keskidi, il paie 700- 800 FB pour une planche qui correspond au micro-format qui est le sien.

S'il est inutile de détailler les frais généraux, il peut être intéressant de noter les coûts de fabrication des albums que nous ont donné différents éditeurs. Aux Éditions du Miroir, le prix unitaire de revient d'un album broché (édition néerlandaise) était de 26 FB et le prix d'un album cartonné était de 39 FB (édition française); en tout un coût de 1 000 000 FB par album pour un tirage de 10 000 exemplaires en français et de 5 000 exemplaires en néerlandais. Chez Lefrancq, on mentionne un prix de revient unitaire de 35-40 FB, alors que Dessaim et Ansaldi (SEED) parle de 45 FB. Enfin, Art et BD, l'éditeur d'Harry Dickson, nous a dit encourir des frais de production de 2 000 000 FB pour un album tiré à 85 000 exemplaires.

Il existe en Belgique, comme en plusieurs pays d'Europe, une taxe à la valeur ajoutée (TVA) (assez semblable à notre taxe de vente). Si la vente de planche par les auteurs aux éditeurs n'est pas taxable, la vente des albums en librairies l'est. Les livres bénéficient du taux de TVA le plus faible, soit 6%. Par ailleurs, l'impôt sur les bénéfices est de quelque 40%; mais on peut en absorber une partie en demandant une déduction pour investissement de 13% à 15%.

Enfin, les droits d'auteur s'élèvent à 10% du prix de vente.

Et si l'on tient compte des coûts de distribution, M. Vanderhaege de Art et BD résume ainsi les coûts de l'édition:

6% = TVA
10% = auteur
60% = diffusion
30% = éditeur

Sur ce 30%, 15% sont alloués aux frais de fabrication, 5% aux frais généraux. Il reste donc 10% pour les bénéfices avant impôt.

Quant aux revenus, il s'agit de la vente d'albums, quelque part entre 150 FB pour un album standard de 48 pages et 330 FB pour un album (Glénat ou Casterman par exemple) de plus de pages. La prépublication, outre qu'elle permet d'absorber les coûts de séparation couleurs et de préparation des plaques, ajoute aux revenus de l'éditeur. Les Éditions du Miroir mentionne un revenu de 1 200 FB la page pour la prépublication dans un quotidien wallon.

Conclusion

Comment assurer la présence de bande dessinée québécoise au pays de Tintin? Pour réussir à mettre le pied dans une maison d'édition, il faudrait savoir répondre aux attentes des directeurs artistiques. Mais surtout, il faudra présenter des scénarios et des planches à la qualité irréprochable. On s'attend chez la plupart des maisons à des planches couleurs. D'ailleurs, il ne serait peut- être pas mauvais qu'un québécois ou une québécoise fonde un studio de coloristes bien organisé. Comme il y a peu de gens qui travaillent dans ce domaine, il peut être facile de faire la concurrence aux Européens. D'autre part, comme il y a de plus en plus de titres chaque année, il y a de plus en plus de planches à colorier, ce qui assure un marché constant et en expansion.

On pourrait aussi imaginer distribuer une collection dont le trait homogène serait la québécité. Mais alors se pose entier le problème du transport en Europe d'albums imprimés au Québec. Le coût des albums risquerait de devenir exhorbitant. La coédition entre éditeurs québécois et européens permettrait-elle d'éviter cet écueil? Un dernier problème resterait: celui de la distribution. Pour qu'une collection intéresse un distributeur, il faut qu'elle offre un nombre de titres suffisamment important. En effet, dans le marché actuel, bon nombre de distributeurs traitent le livre, et partant la bande dessinée, avec la même désinvolture qu'un journal quotidin dont on s'attend à ce qu'il traîne des invendus.

Quant à reprendre le modèle belge d'édition bilingue, l'hypothèse semble rentable, en particulier pour les ouvrages imprimés en couleur. Comme les Belges qui visent les marchés wallons, français et flamands, on pourrait ici éditer des bandes dessinées pour les marchés québécois, américains et canadiens-anglais.

La diffusion de la bande dessinée québécoise est sans doute possible à ces trois conditions: qualité, recherche de partenaire et investissement dans de nouveaux marchés.

Annexe 1 - Liste des personnes rencontrées

Fanzines

Raymond Burini
Fanzine Keskidi
15, avenue Auguste Rodin
1050 Bruxelles
Tél: (02) 640-52-34

Frère Roland Francart
Directeur du CRIABD
Fanzine Coccinelle
Chaussée de Wavre, 214 B
1040 Bruxelles
Tél: (02) 641-92-63

Suzanne Vanina
Fanzine Magie Rouge
20 Marie-Henriette
1050 Bruxelles
Tél: (02) 648-15-80

Jacques Dieu
Fanzine Reflets
Rue des Buissons, 68A
4000 Liège
Tél: (041) 26-52-03

Maisons d'édition

SEED
178 Chaussée de Charleroi
Bruxelles
Tél: (02) 513-46-22

Art & BD
M. Vanderhaeghe
53 avenue Everard
1190 Bruxelles
Tél: (02) 345-91-95

Blake & Mortimer
Claude Lefrancq
14 rue des Cottages
1180 Bruxelles
Siège maintenant établi au
386 Chaussée d'Alsemberg
1180 Bruxelles
Tél: (02) 343-18-07

Dessain
Philippe Tonnon
Rue Trappé, 7
4000 Liège
Tél: (041) 123-78-83
Fax: (041) 123-18-70

Les éditions du miroir
Michel Demeulenaere
S.P.R.L. Mijade
Rue de l'Ouvrage 16
5000 Namur
Tél: (081) 22-76-74

Les éditions du soleil
Vittorio Léonardo
Petite Chenevière, 7
6001 Marcinelle
Tél: (071) 36-61-31
Fax: (071) 36-20-86

Dargaud Bénélux
M. Le Berre
Rue Kindermans 3B5
Bruxelles
Tél: (02) 640-30-51

Libraire

Yves Schlirf
Librairie Schlirf Book
752, chemin de Waterloo
1180 Bruxelles
Tél: (02) 648-04-40

Distributeur

Paradiffusion Christian Smeets
37, Avenue des Hirondelles
1410 Waterloo
Tél: (02) 354-56-57

Particuliers

Thierry Cuvelier
Professeur d'infographie à l'Institut Saint-Luc

Jean-François Guay
Etudiant québécois à l'Institut Saint-Luc

Jean-Luc Cornette
Dessinateur de BD chez Dupuis

René Haussman
Illustrateur et dessinateur de BD chez Dupuis

Georges Malaise
Collectionneur invétéré