Des opérandes rhétoriques comme classèmes des tropes visuels

par Sylvain Rheault

avec la collaboration de B. Dupriez.

Article publié dans Protée, volume 24, no 1, 1996, p.63-69.


Figure 1 (120K). Figure 2 (189K).


"Il est sain de se proposer à la limite le programme d'un code universel des structures, qui nous permettrait de déduire les unes des autres moyennant des transformations réglées, de construire, par-delà les systèmes existants, les différents systèmes possibles." (A)

Depuis que la bête humaine articule des phonèmes, la communication se fait surtout par ce biais: les ondes sonores. Il était facile d'en produire toutes sortes de variantes, dans toutes les circonstances de la vie. Dans l'obscurité ou à disatance, les ondes lumineuses n'avaient pas autant d'avantages, mais avec l'apparition de l'écriture, on put les enregistrer. Par la suite, l'imprimerie, la projection lumineuse, les écrans électroniques donnèrent à la communication visuelle une expansion de plus en plus large.

Ce n'est que très récemment que furent entreprises des recherches sur les catégories pertinentes à l'étude de ce mode essentiel de la communication (Peirce, Kandinsky, Groupe æ, Eco). À ce propos, on peut se demander si les catégories linguistiques, sémantiques et rhétoriques élaborées au cours des siècles par des générations de grammairiens, ne peuvent aussi s'appliquer peu ou prou aux phénomènes visuels. Intégrer les concepts venus d'Aristote, de Quintilien, de Dumarsais à l'analyse permettrait du moins de multiplier les possibilités de lecture des tropes visuels.

Il importe, bien entendu, de ramener, les catégories à des éléments aussi simples que possible. Dans sa Rhétorique générale, le groupe æ avait proposé des concepts élémentaires structurés et limités en nombre, permettant d'envisager les tropes littéraires en fonction d'un niveau d'articulation et d'une opération. C'est sur cette voie qu'il a poursuivi son avance dans le Traité du signe visuel.

Une rhétorique du visible se dégage, parallèle à celle de l'audible. Nous aimerions présenter ici l'esquisse d'une approche plus globale dans laquelle le sonore et le visuel ne sont pas deux domaines opposés, ni même séparés. En nous inspirant de la rhétorique classique, placée dans une optique actuelle, systématisée sinon critériée, nous pensons pouvoir présenter des analyses parfois comparables à celles du groupe de Liège. La diversité peut stimuler la réflexion. Comme lui, nous voyons le procédé comme constitué d'une opération et d'un opérande. Les opérandes rhétoriques sont pour nous tous les aspects de la communication susceptibles de subir une opération rhétorique. Ces "matériaux" d'opérations sont, selon nous, au nombre de vingt-cinq. Tout d'abord, quatre dimensions "discrètes" de segment de texte (par exemple la page ou l'écran, que l'oeil peut embrasser de manière instantanée), six fonctions énonciatives (celles de Jakobson, un peu revisitées), cinq aspects de l'énoncé et enfin les deux articulations linguistiques présentes dans la langue orale ou écrite. Les éléments de cette structuration (B) pertinents à la présente analyse seront ici repris et exploités aux fins de la rhétorique visuelle. On trouvera en caractère gras les opérandes retenus et en italique quelques procédés visuels représentatifs. La bande dessinée, médium qui, par sa popularité, a favorisé l'invention et la diffusion de nombreux procédés graphiques, servira à l'illustration de notre propos.

L'énonciation dans le visuel

Depuis Jakobson, les linguistes comme les littéraires sont devenus sensibles à tout ce qui relève de l'acte même de communiquer. Les pôles de l'énonciation, élaborés dans le cadre d'une sémiotique orale, peuvent être identifiés, croyons-nous, jusque dans le visuel. Nous procéderons à partir d'une planche tirée de la bande dessinée japonaise Kozure Ookami (C) (figure 1).

En premier lieu, le façonnement esthétique, autrement dit la fonction poétique de Jakobson, qui se définit par un ensemble de choix effectués au niveau du travail de l'artiste. Ces choix permettent, par exemple, de reconnaître une école, un style ou un genre. Le façonnement est le résultat d'une activité qui relève non seulement d'une vision, mais aussi d'une "déformation cohérente" (D) qui donne à l'oeuvre sa valeur esthétique. Dans l'illustration du duel des deux ronins (E), la forme des objets représentés n'est pas foncièrement altérée; au contraire, la transposition tend à respecter fidèlement les modèles réels. On parlera donc de style réaliste [npb: Quant à la figure 2, malgré les altérations très marquées des traits des personnages, on lui attribuera un style semi-réaliste plutôt que caricatural.]. La technique utilisée évoque le sumi-e, dessin à l'encre, classique au Japon. Cela confère à l'ensemble un cachet traditionnel et renforce ainsi l'ancrage du narré dans l'histoire ancienne.

L'observation de la grande case permet de dégager aussi la présence de la fonction de situation. Il s'agit de donner un contexte réel à la communication. Par le cadrage, on choisit ce que l'on veut montrer de la situation; on attire l'attention sur un détail au moyen d'un gros plan; on s'arrête sur une personne avec un plan moyen; on donne une idée de toute l'action en ayant recours à un plan général ou panoramique. Le cadre lui-même a aussi son importance [npb: Le groupe æ consacre un chapitre complet à la sémiotique et à la rhétorique du cadre dans le Traité du signe visuel.]. Un cadre richement décoré rehausse l'image, suggère un certain style de vie, une époque. La figure 1 fait apparaître de vieilles pierres tombales sur tous les côtés de la grande case. Elles ont une fonction double: délimiter l'image et situer l'action; situer l'action, puisque cet espace libre dans le cimetière forme une enceinte pour le combat, tout en suggérant la proximité de la mort et la détermination de ces hommes qui ne la craignent pas. Les pierres tombales, et non plus le trait qui entoure la case, deviennent le véritable cadre.

Par ailleurs, au-delà de ce que montre l'image, il y a place pour une intention, la visée de l'image, qui dépasse la représentation. Cette fonction, distincte de l'énoncé, permet de conceptualiser des procédés comme ceux qui s'apparentent au mensonge, ou comme ces images publicitaires qui proposent un style de vie au lieu de vanter directement le produit. Dans Kozure Ookami, la visée se décèle à la disposition dans un plan. On donne à quelque chose une importance accrue en lui accordant une surface relative plus grande ou en lui faisant occuper une meilleure place. Le premier plan prend souvent le pas sur ce qui est relégué au second. Le ronin debout, placé au centre de la partie gauche de la planche, attire tout de suite l'oeil du lecteur. Ce dernier aperçoit ensuite les lignes de vent qui conduisent vers l'extrémité droite de la planche, vers l'autre ronin, dont la tête seule dépasse de la table. Cet effet d'entraînement de l'oeil, de la gauche vers la droite, crée l'illusion de l'avance du ronin debout vers le ronin assis. Le plan d'ensemble permet de saisir la possibilité d'un drame imminent. Cependant, pour établir la tension montante entre les deux adversaires, il a fallu adjoindre dans le bas des gros plans de leurs visages, comme s'ils se faisaient face. Une quatrième fonction énonciative: la fonction phatique, ou de contact, vise à l'établissement, au maintien ou à la rupture de la communication. Transposée en ondes lumineuses, elle se manifeste notamment par le contrôle de l'éclairage, c'est-à-dire par le jeu de l'ombre et de la lumière. Ce que l'on met sous le feu des projecteurs devient ce que l'on veut communiquer, tandis que ce que l'on cache ou laisse en suspens reste dans l'ombre. Des procédés comme le flou ou le contraste marqué du style pop art modifient la qualité du contact. Dans l'image, on ne voit pas tout de suite qu'il y a un petit garçon dans le coin en bas à gauche, il est à peine discernable, perdu dans les pierres tombales, dont la valeur d'ombre est équivalente. Au contraire, le ronin debout se détache d'autant plus clairement sur le fond pâle qu'il est foncé.

Selon le type de public visé, l'image devra parfois subir des adaptations. En effet, ce sont les préférences du destinataire déterminent certains contenus ou certains genres. Les amateurs de fantastique rechercheront le fabuleux et tout ce qui peut exciter leur imagination; le producteur d'image qui veut séduire ce public particulier aura intérêt à tenir compte de ces exigences. Il existe au Japon une quantité incroyable de bandes dessinées, toutes compartimentées dans des niches bien spécifiques en fonction du sexe et de l'âge des lecteurs et même en fonction de leurs loisirs (golf, tennis, mah-jong). Parmi ces genres, on en trouve un destiné plus spécifiquement aux amateurs d'histoires de samourai. Connu sous le nom de "jidai-geki", littéralement "drame d'époque", ce genre est encore plus populaire à la télévision qu'en bande dessinée. C'est à ce genre qu'appartient la série d'où est tirée la figure 1.

Enfin, la fonction émotive, centrée sur le locuteur, centralise dans le visuel toutes les manifestations de l'instance créatrice. La présence de l'auteur se fait sentir parfois par une manière toute personnelle de traiter le matériau artistique, par un style particulier, parfois simplement par une signature. "Il sait exploiter les nuances du dégradé" dirions-nous de la production d'un artiste, et déjà nous serions en train de caractériser un style d'auteur et de nous entraîner à le reconnaître dans ses oeuvres. Dans l'image proposée, la présence du locuteur est plutôt discrète, nous semble-t-il. On peut certes apprécier sa maîtrise des techniques de pinceau. En quelques coups rapides et précis, il met en place les pierres tombales, les broussailles et les zones d'ombre. Son travail se caractérise aussi par l'emploi simultané du pinceau, du rapidographe et de la trame mécanique. Quand il se laisse interroger sur son oeuvre, ce sont de tels choix de procédé que l'artiste raconte, comme si l'action énonciative était la partie la plus visible de sa gestation productrice.

Les opérandes purement visuels.

Qu'il existe non une équivalence mais une multitude de rapports potentiels entre les opérandes littéraires et les composantes visuelles, la précédente démonstration semble l'indiquer. Mais comment vont se prêter à notre type d'analyse les opérandes purement visuels, qui constituent le résultat, le point d'arrivée de la transformation tropique. Il nous semble insuffisant de ne considérer que les points et les lignes comme classèmes valables, ce que proposait Kandinsky (F). Il faut prendre appui sur d'autres aspects de l'image, des aspects qui seront plus à même de susciter des opérations. Le Groupe æ distingue, dans le signe visuel, un signe iconique et un signe plastique (G). Le signe iconique est une reconstruction (H) effectuée en tenant compte des modèles disponibles dans la compétence du sujet. Ce sont les dessins, les photos, tout ce qui touche la représentation de quelque chose de visible. Complémentaire au précédent, le signe plastique regroupe tout ce qui se rapporte à l'aspect physique de l'image, soit la forme, la couleur, et la texture (I). Cette distinction est évidemment essentielle. Placée sous l'éclairage de la communication globale, elle prend des dimensions inattendues. Le plastique est du graphisme lié à la perception des "interlocuteurs" visuels (le peintre et ses admirateurs). Il touche à l'énonciation. L'iconique est plus proche de l'énoncé, par contre. Son signifié est un objet raconté par l'oeuvre. Les mots qui le décrivent paraissent faire double emploi car ils ont comme lui un sens pris dans "le monde" dont on peut parler. Il se prête à des analyses en concepts, sinon en sèmes, comparables à celles des mots. Son origine visuelle ne doit pas masquer sa richesse de contenu. Il nous paraît englober tous les aspects de l'énoncé: les objets, certes, mais aussi les sentiments (notamment par la couleur), les idées (par la forme), les actions (par les indications de mouvement) et peut-être même les personnes (qui sont les sujets les plus constants des oeuvres). En voici seulement un exemple, qui met en relief les sentiments. Dans les cases du bas de la figure 1, les visages des ronins qui apparaissent en gros plan présentent un contraste saisissant. Celui de gauche est beaucoup plus ombré que son vis-à-vis, ce qui suggère un un être au caractère sombre et menaçant. Celui de droite, dont le visage semble baigné par une lumière tranquille, semble personnifier le bien. L'iconique est ici proche du plastique. Rhétorique "icono-plastique" peut-être (cf. chap. 9 du gr. æ)? Mais le signifiant visuel, dans notre approche "globale" se prête à une analyse axée de façon plus spécifique, ou du moins un peu différente. La présentation des prochains opérandes sera exemplifiée au moyen de la seconde planche (figure 2) (J) extraite d'une bande dessinée pour jeune fille et étonnamment riche en procédés graphiques.

Un opérande très concret est, pensons-nous, l'emplacement dans l'espace de l'image et son support physique. Nous l'appelons étendue spatiale. En ce qui regarde le support, mentionnons la feuille, la toile, le mur, l'écran de cinéma ou l'écran cathodique. Ces choix, fondamentaux, suffisent déjà à distinguer des genres. Ne dit-on pas que "le médium est le message" [nbp: McLuhan, Marshall, Pour comprendre les média, Hurtubise HMH, Montréal, 1972]? Cette affirmation prend toute sa valeur dans la bande dessinée Candy Candy. Les contraintes d'édition et de marché imposent à la planche un format standard, mais dans cette surface, le découpage en case s'ajuste à ce qui doit être représenté. Un visage s'insère dans un carré ou un rectangle légèrement élargi (cases 1, 2, 5 et 6). Un gros plan centré sur les yeux (case 3) nécessite une case étirée sur toute la largeur de la planche tandis qu'un plan américain (case 4) exige une occupation de l'espace en hauteur.

L'encre appliquée au pinceau, en revanche, s'attache à un autre opérande. Elle met en place les zones complètement noires et définit, au moyen des variations en épaisseur du trait, une certaine profondeur pour les visages, les bras et les vêtements. Le rapidographe, qui permet d'obtenir des lignes fines de largeur régulière, sert à tracer les cases, les bulles ainsi que les cheveux et la dentelle. L'utilisation d'une trame mécanique, dans la case 3, suggère le contour d'une case. Enfin, les courbes vaporeuses de la spirale à la case 6 ont été obtenues au moyen d'un aérographe. Ces techniques pour générer l'existence signifiante de l'image peuvent être regroupées sous le terme général de graphisme.

Les transcriptions de signes qui se rapportent à un code prédéfini et convenu constituent la graphie, terme voisin, concept très distinct du précédent. La graphie inclut toutes les lettres et les signes de ponctuation, conventions connues des usagers. On y joindra des conventions culturelles, par exemple le saignement de nez, dans l'iconographie japonaise, qui indique l'excitation sexuelle. [nbp: Dans la même veine, voici quelques autres conventions fréquemment utilisées dans les dessins et caricatures japonais: une bulle de morve au nez suggère le sommeil, un personnage sans jambes est un fantôme, un motif strié évoque un démon. En Europe, le krollebitch, ce petit tourbillon beaucoup utilisé par Hergé, représente la folie ou un étourdissement.]. Il faut aussi mentionner certaines subtilités que l'écriture japonaise permet d'introduire. Les mots étrangers utilisent le syllabaire katakana, plus carré (voir case 1, les cinq premiers caractères), alors que les mots proprement japonais s'écriront avec le syllabaire hiragana, plus proche de l'écriture cursive (voir case 1, les trois derniers caractères). Il est aussi à noter que l'on a accolé à tous les caractères chinois du texte de petits furigana, indiquant la prononciation. En effet, les jeunes écoliers japonais qui lisent des bandes dessinées comme Candy Candy ne connaissent pas encore tous les idéogrammes empruntés à l'écriture chinoise, et l'éditeur doit leur en faciliter la lecture.

Transposition visuelle d'autres signifiants

Les alphabets phonétiques permettent de reproduire des sonorités, sous forme d'onomatopées (Boum!) ou en suggérant l'action qui produit le son (Soupir!). Cela ne renseigne pas cependant sur le volume de la voix ou sur l'intonation (mélodie). Les variations typographiques et les points d'exclamation suggèrent tant bien que mal la force de l'énonciation, mais cela n'est pas le cas pour la figure 2 puisque tous les caractères ont la même graisse. En effet, l'utilisation obligée au Japon de caractères d'imprimerie impose certaines contraintes. L'hésitation, la voix coupée par l'émotion sont rendus par un usage généreux de la ponctuation. Les séries de points suggèrent des silences éloquents (case 2, 3, 4, 5 et 6) tandis qu'un trait étiré (case 6) allonge la voyelle finale. Où le graphisme fait preuve d'invention pour transcrire l'intonation, c'est avec la forme sinueuse des bulles. Elle laisse transparaître une certaine émotion de la voix, émotion qui s'exprime avec plus de violence encore dans la case 5, où le ballon semble exploser [nbp: D'autres bulles, en forme de nuages, suggèrent le monologue intérieur. D'autres encore, ornées de glaçons, donnent à imaginer la froideur du discours.]. Par contraste, l'absence de bulle autour des caractères, dans les cases 4 et 6, laisse supposer qu'il s'agit d'une pensée tout intérieure, non exprimée verbalement.

Pour figurer le mouvement, car le geste aussi est un opérande rhétorique, la bande dessinée a suscité l'invention de nombreux codes, comme la posture en déséquilibre, les traits de déplacement, le bougé ou la multiplication des membres. La succession des cases 2 et 3, où l'on peut voir comme le début et la fin d'un mouvement, suggère qu'Allister a tourné lentement la tête en se rapprochant. Dans la case 5, les traits rapides qui entourent Archibald suggèrent qu'il se relève brusquement en tournant la tête.

L'énoncé iconique

Remontons à la case 1 et attachons-nous au traitement fait au personnage. On est d'abord étonné par les yeux disproportionnés, qui donnent une allure presque caricaturale à la figure. La bouche, le nez, réduits, semblent ridiculement petits en comparaison. Chez beaucoup d'artistes les sentiments passent surtout par les yeux mais les dessinateurs japonais ont poussé le procédé à ses limites [nbp: Schodt, Frederik L. Manga! Manga! The World of Japanese Comics, Kodansha, Tokyo, 1984, p.91-92]. Quand on plonge le regard dans ces grandes soucoupes noires, on aperçoit des reflets, des étoiles, tout un monde délicatement transparent. On a l'impression d'entrer dans l'âme même de la jeune fille, d'aller au fond de son intimité la plus secrète puisque voilà le personnage tout entier qui, par transparence, atteint à cette limpidité. Là où un texte se contenterait d'explications plus ou moins longues pour divulguer les moindres pensées du personnage, l'image doit inventer pour faire sentir au lecteur cette omniscience que lui offre à si bon compte la narration. Par conséquent, on sait que les émotions qui passent par les deux grands lacs qui servent d'yeux à Candy ne sont pas simulées, elles viennent du fond de son âme.

Toujours à la case 1, on peut apercevoir un sentiment d'inquiétude, rendu par la forme perplexe des sourcils en circonflexe. Le flou créé au moyen des hachures verticales laisse aussi transparaître l'incertitude où se trouve Candy. Ce flou se poursuit à la case suivante, où le visage d'Allister semble émerger du brouillard. Par contre, à la case 3, l'image regagne toute sa netteté au moment où le jeune homme annonce sans ambiguïté la mort d'Anthony. L'incertitude est levée; seule reste, pour Candy, la vive impression causée par la triste nouvelle.

L'instant précis de l'action où la jeune fille réalise la mort d'Anthony, est-il possible de le mettre en image? C'est le pari tenté à la case 4. D'abord, pour amplifier l'effet dramatique, on encre entièrement le fond en noir. Cela n'indique pas nécessairement le deuil, mais plutôt la solitude, comme si la lumière du jour était soudainement voilée pour le personnage au centre de la case, ou comme si le reste du monde avait soudainement disparu pour Candy, maintenant seule. L'éclat lumineux au dessus de la tête, à l'instar d'un flash de caméra, suggère l'instantanéité de la prise de conscience. Toujours dans la même case, on peut lire aisément les sentiments de la jeune fille. Le front s'assombrit, tel un voile de malaise tombant sur le visage de Candy, la pupille de ses grands yeux semble tout à coup vidée, comme si l'effroi causé par le malheur avait subitement drainé toute vie hors de la jeune fille. Pour représenter la profondeur du désespoir où semble s'engouffrer Candy, on propose au lecteur, à la case 6, une spirale en surimpression [nbp: Il existe, dans la bande dessinée européenne, de nombreux symboles de ce type. Chez Hergé, des étoiles illustrent la douleur. Chez d'autres, des bûches, des moutons servent à imaginer le sommeil. On aura un sentiment d'effort, de gêne ou de surprise au moyen de fines goutellettes.], comme si soudainement l'univers se mettait à tourner. La figure même de Candy apparaît penchée, prête à basculer, sur le point de s'évanouir.

Un dessin schématique ou non figuratif peut servir à représenter une idée. La surface tramée de la case 3 se rapproche le plus de ce concept. En plus de remplir un espace blanc, sa fonction consiste à suggérer les limites de la case attendue mais qui n'a pas été dessinée.

Une opération: la substitution

Les opérandes proposés ayant permis de montrer la diversité des aspects de la communication, visuelle et sonore, il reste à aborder les opérations qui s'appliquent aux opérandes. Comme point de départ, considérons l'opération de substitution. Comme l'a proposé le groupe æ [nbp: Groupe æ, Rhétorique générale], on peut voir la substitution comme une suppression suivie d'un ajout. Il faut être en mesure de déceler ce qui a été supprimé, sans quoi il ne serait plus possible de parler de substitution. Il s'établit donc un rapport entre deux termes. Par exemple, lorsque l'objet de l'opération est unique, il n'est possible d'y effectuer que des opérations globales. Ajouter une image c'est adjoindre une vignette à un texte, la supprimer, c'est employer le liquide correcteur ou la gomme à effacer. Le matériau peut former un tout indivisible et la substitution ne s'effectuer que sur des entités.

Quand l'objet est envisagé comme un ensemble, en revanche, on peut y effectuer des substitutions partielles. Un ajout, à ce moment-là, devient une augmentation. Effectuée sur le graphisme, cette opération donne des arabesques ou des volutes, ou encore un agrandissement. L'opération inverse, la diminution, a pour résultat une réduction, ou une silhouette.

Il est aussi possible de prendre de l'opérande en tant que structure. On considère l'ensemble des possibles dans le paradigme. Dans ce cas-ci, le matériau se présente comme une structure aux multiples relations, qui s'établissent au sein d'une organisation en réseau [nbp: "ne plus partir du style comme écart, choix dans la langue, originalité --- partir de l'oeuvre tout entière, comme système générateur de formes profondes, fermeture et ouverture" Meschonnic, Henri Pour la poétique Vol. I, Gallimard, Paris, 1970 (p.32)]. Dans la perspective d'une structure, faire un ajout devient une complexification. Une valeur supplémentaire est donnée à l'image, et on parlera de graphisme expressif. Au contraire, tendre à la simplification produira une épure. Une substitution à ce niveau opère des remaniements dans les réseaux et altère profondément la structure du matériau. On parle alors de métamorphose, opération qui définit tous les genres de métaphores. Mais peut-il y avoir des métaphores entre les graphismes? On a vu plus haut une trame évoquer un cadre...

Des possibilités.

La liste complète des opérandes tirés autant du sonore que du visuel offre d'autres possibilités que nous n'avons pas le loisir d'explorer ici. Le recoupement deux à deux (selon la méthode des constituants immédiats) des opérandes de la communication, estimés pour l'instant à 25, promet à lui seul plus de 300 classes de procédés, dont 72 concernent le visuel.

Cependant, pour décrire avec plus de précision les gammes de tropes visuels possibles, il faudra tenir compte aussi des opérations simples, celles qui peuvent s'appliquer à tous les opérandes. Selon nos analyses, elles ne peuvent se réduire à moins de 25 types discrets.

La rhétorique concrète du visuel ne manque pas d'avenues où se promener...

(A) Merleau-Ponty, Maurice, Signes, Gallimard, Paris, 1967, p.148-9

(B) Elle a été présentée par B. Dupriez. Cf. "Taxinomie(s)" paru dans la revue Texte, no 8/9, 1989, p.377-403.

(C) Koike Kazuo et Kojima Goseki, Lone Wolf and Cub (titre original: Kozure Ookami), nø5, First Publishing, 1987.

(D) Merleau-Ponty, Maurice, Signes, Gallimard, Paris, 1967, p.68

(E) Un ronin est un samurai sans allégeance.

(F) Point-ligne- plan: contribution à l'analyse des éléments picturaux, Denoël/Gonthier, Paris, 1970

(G) Traité du signe visuel: Pour une rhétorique de l'image Seuil, Paris, 1992.

(H) op. cit. p.126

(I) op. cit. p.186

(J) Mizuki, Kyouko; Igarashi, Yumiko Candy Candy volume I, Kodansha, Tokyo, 1992, p.308.